Nous
mangions et buvions depuis un bon moment en silence.
Le
vent apportait jusqu’à nous, tel un bourdonnement d’abeilles
dans le lointain, les coups d’archet enflammés de la lyre
crétoise. Le Christ continuait à ressusciter sur les terrasses,
l’agneau pascal et les koulouria se transmuaient en mantinades
galantes.
Dès
qu’il eut bien mangé et bien bu, Zorba tendit sa grosse oreille
velue.
- La
lyre… murmura t-il . On danse dans le village !
Il se
leva d’un bond, il était repu. Le vin lui était monté à la
tête.
- Dis
donc, qu’est ce qui nous prend à rester plantés là comme des
souches ? s’exclama-t-il. Allons danser ! Cet agneau qui
rôtit sans nous, qui va se perdre, ça ne te fait pas peine à
voir ? On va le dépenser en chanson et en danse !
Allons-y ! Zorba est ressuscité !
-
Arrête, Zorba ! Tu as perdu la tête?
-Ma
parole, patron, tu diras ce que tu voudras, mais moi, cet
agneau, il me fait pitié. Les œufs rouges, eux aussi, ils me
font pitié. Les œufs rouges, les koulouria, le fromage blanc, eux
aussi, ils me font pitié. Je te jure, s’il s’agissait de manger
seulement du pain et des olives, je me dirais : «
Bon, je n’ai plus qu’à aller me coucher. A quoi bon faire la
fête ? Après tout, c’est jamais que du pain et des olives,
y’a pas de quoi en faire un plat. » Mais là, je t’assure
ce serait dommage de laisser passer un pareil gueuleton ! Allons
fêter la Résurrection, patron !
- Je
ne suis pas en forme aujourd’hui. Vas-y, toi, tu danseras pour
moi !
Zorba
m’attrapa par le bras et me releva.
-
Christ est ressuscité, mon garçon ! Ah, si j’avais ta
jeunesse !
La
mer, les femmes, le vin, le boulot ! Se jeter aussi sec sur tout
ce qui se présente, le boulot, le vin, l’amour, sans craindre ni
Dieu ni diable … C’est ça être jeune !
Nikos
Kazantzaki, Alexis Zorba, Chapitre XXI, Traduction de René
Bouchet