"Je n'ai en mon pouvoir que vingt-six petits
soldats de plomb, les vingt-six lettres de l'alphabet : je décrèterai la
mobilisation, je lèverai une armée, je lutterai contre la mort" (1).
Ainsi écrivais-tu, Nikos.
A tes côtés, tu avais un vingt-septième petit soldat, de
chair celui-là, l'oubliais-tu ? Un soldat de sang et d'amour, qui combattit pour toi, infatigablement.
Un soldat ?... Non. Un général. Un général
qui, pour ton oeuvre, imagina maintes stratégies, déploya maintes manoeuvres.
L'oubliais-tu vraiment ?
Non. "Vous écrirez un livre sur moi, Lénotschka. Vous le ferez car on
dira tant de choses inexactes. Et vous êtes la seule à bien me connaître."
(2)
Le premier janvier 2014, dans
l'euphorie du champagne et de la nouvelle année, Yvette (3)
et moi nous lancions à
nous-mêmes l'idée de rendre hommage à Eléni Samios-Kazantzaki, en lui
dédiant un espace sur le site de la section française. Un hommage que nous
voulions donc un peu plus pérenne que la fugace célébration du dixième
anniversaire qui allait survenir : celui de la disparition d'Eléni, le 18
février 2004.
Un espace dédié à Eléni seule ? Pas si simple, découvrit le
lendemain le webmestre toujours enthousiaste... mais dégrisé.
Car si les écrits d'Eléni révèlent un véritable
écrivain, à lire et relire en tant que tel, rares sont ceux qui n'ont
pas de rapport avec la mission qu'elle se donna envers Nikos, et qu'elle
revendiquait: "Vous savez que mon sort est de sacrifier toujours tout au
génie de l'homme dont je porte le nom. Jusqu'à ma santé, jusqu'à mon bonheur
personnel." (4) :
Qu'écrivit-elle avant lui, qu'elle rencontra à vingt-trois ans
? Ses articles de journaliste, un livre : La
sainte vie de Mahatma Gandhi (5) et des poèmes.
Ensuite tout parle de Nikos.
Trois livres : dans le premier elle se fit le témoin de l'amitié entre Nikos et Panaït Istrati
(6) ; elle prit la plume à la place de Nikos pour écrire, sur la base des
notes qu'il avait laissées, son dernier récit de voyage que la mort l'avait
empêché de rédiger (7) ; dans le troisième elle
refit le chemin, pas à pas, lettre après lettre, de la vie de Nikos (8).
Des articles "alimentaires" pour des journaux grecs, pour lutter
contre la pauvreté de deux vies consacrées à l'écriture d'une oeuvre. Et des
courriers, des courriers, des courriers privés, pour défendre et promouvoir l'oeuvre de son grand homme - et
dans leur écriture pittoresque, imagée, pleine d'humour malgré les combats
quotidiens décrits, elle montre à
quel point elle usa de sa vie (son existence et son énergie) comme d'une arme
pour soutenir son mari, comme d'une armure pour le protéger. La lance et le bouclier.
Le webmestre perplexe comprit donc qu'à chaque pas de la vie d'Eléni on rencontrait
Nikos, qu'Eléni allait tantôt un pas devant lui, un pas derrière lui. Comment donc lui dédier un espace séparé ?
"Il existera pourtant", décida-t-il, enfin
sûr de lui, toujours enthousiaste, parce que nous voulons chercher de quelle
femme surgit le Général Eléni, quelle individualité put créer un tel couple
d'écrivains.
Mais transformons aussi d'autres rubriques existantes, celles qui concernent
les photographies, les courriers, les extraits des oeuvres : rendons-les
communes en y plaçant Nikos et Eléni côte à côte, main dans la main dans
leur monde passionné (exil, pauvreté, voyages, amis, rires, solitude,
dépassement de soi, foi en la liberté), pour essayer de montrer dans quelles
quiétudes et inquiétudes s'épanouit le poète Eléni.
Car nous ne voulons pas voir, dans le combat incessant
qu'elle mena pour Nikos, le sacrifice de sa propre oeuvre, mais le sang vital de
sa poésie :
"Maître et disciple, frère aîné et soeur cadette, amant et amante, nous
étions ces cocons déposés au carrefour du monde, traversant lentement,
séparément les prisons de nos enveloppes pour nous unir à chaque nouvelle
naissance" (8). Ainsi
écrivait-elle.
Claire de Llobet
Webmestre du site, 10 février 2014
***
(1) Nikos KAZANTZAKI, Lettre au Gréco,
chapitre "Le regard crétois", Plon, 1961, p. 483. Rappelons que
l'alphabet grec a vingt-six lettres.
(2) Eléni SAMIOS-KAZANTZAKI, Le Dissident, Plon, 1968, pp. 11 et 12.
(3) Yvette Renoux-Herbert
(4) Lettre à Lise Puaux, 23-05-1949 ; voir notre (future) rubrique "Eléni
à Lise Puaux"
(5) Voir les détails dans notre (future) rubrique "L'oeuvre"
(6) La véritable tragédie de Panaït Istrati, voir les détails dans
notre (future) rubrique "L'oeuvre"
(7) Voyages au Japon, voir les détails dans notre (future) rubrique
"L'oeuvre"
(8) Le Dissident, voir les détails dans notre (future) rubrique "L'oeuvre"
(9) Eléni SAMIOS-KAZANTZAKI, Le Dissident, Plon, 1968, p. 127
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