LETTRES A LISE
Antibes, 1948-1957
« Vous savez que mon
sort est de sacrifier toujours tout au génie de l’homme dont je porte
le nom. Jusqu’à ma santé, jusqu’à mon bonheur personnel. »
(Extrait d’une lettre à Lise Puaux en date du 23.05.1949)
Après onze mois passés à
l’Unesco (mai 1947-avril 1948) Nikos Kazantzaki donne sa démission. Il
avait posé la première pierre d’un immense projet de traduction des
grandes œuvres de l’humanité voté par l’Assemblée générale de l’Organisation
des Nations Unies. Mais décidément la vie formatée de fonctionnaire
international ne convenait pas à sa nature farouchement indépendante et
il était impatient de retourner à sa vraie vocation, l’écriture.
Dès lors, où s’installer
pour retrouver un cadre de vie compatible avec ses exigences ? Ne
pouvant, pour des raisons politiques, ni retourner en Grèce ni se rendre
aux Etats-Unis où l’attendait Kimon Friar, le traducteur de son grand
poème « L’Odyssée », ce fut Antibes, l’antique
Antipolis, qui lui rappelait son pays par ses paysages et la proximité de
sa chère Méditerranée. Il y passa les neuf dernières années de sa vie
avec Eleni, la fidèle compagne, devenue sa femme en 1945.
Période extrêmement riche
pour l’écrivain puisque c’est là qu’il écrivit la plupart des
romans qui, sitôt traduits en France et à l’étranger, lui
apportèrent enfin une notoriété dont il jouissait déjà dans son
propre pays.
Un témoignage précieux sur
ces dernières années nous est parvenu à travers la correspondance
suivie qu’Eleni entretint avec son amie Lise Puaux, la fille aînée de
la famille Puaux qui avait hébergé les Kazantzaki pendant leur année
parisienne. Déjà suivi à cette époque par le Professeur Bernard, Kazan
faisait appel à Lise, infirmière de son état, pour lui administrer des
piqûres, d’où son surnom, « l’abeille qui pique », que l’on
retrouvera dans la correspondance d’Eleni. Ecrites dans un français
coloré, ces lettres comportent quelques maladresses que nous n’avons
pas voulu corriger. Elles sont précieuses pour nous, car elles
constituent un témoignage de première main sur la vie quotidienne du
couple. Lettres très intimes où Eleni se raconte et se confie dans toute
sa spontanéité. Tour à tour grave, plein d’humour, souvent émouvant,
le style, alerte, porte la marque d’un véritable écrivain.
Plusieurs thèmes reviennent
au fil de l’humeur du jour. C’est tout d’abord l’énorme puissance
de travail de Nikos Kazantzaki, enfermé dans son bureau du matin au soir
et n’en descendant que pour partager un repas frugal ou s’entretenir
avec les amis de passage. D’où la grande solitude d’Eleni, livrée à
elle-même, qui raconte son quotidien, toujours conditionné par le
bien-être de son poète. La situation financière, une fois dépensé l’argent
mis de côté pendant l’année Unesco, était devenue rapidement très
préoccupante, d’autant plus que Nikos développait une maladie
finalement détectée comme une leucémie et qui nécessitait des soins
coûteux. Infirmière au quotidien, Eleni était aussi plus qu’une
secrétaire qui tapait tous les manuscrits de Nikos dans ses versions
successives. C’était une collaboratrice d’un dévouement à toute
épreuve, une interlocutrice totalement fiable dans le processus de
création de l’écrivain. De plus, pour subvenir aux dépenses du
ménage pendant ces année difficiles, Eleni fit montre d’une
extraordinaire ingéniosité : elle tricotait des châles,
fabriquait des colliers avec des glands d’eucalyptus qu’elle allait
ramasser sous les arbres et les déposait dans des boutiques à Cannes. A
Paris, c’était Lise Puaux qui était chargée de les vendre.. Elle
bricolait des meubles avec des planches pour le bureau de son poète, s’occupait
de son jardin et de ses chats, assurait l’intendance en allant au
ravitaillement à bicyclette, et elle couvrit même comme journaliste
(profession qu’elle avait exercée autrefois) le Festival du cinéma de
Cannes pour des journaux grecs. Elle-même, de santé fragile, devait
suivre des cures à intervalles réguliers.
Privés de passeports jusqu’en
1951, les Kazantzaki vécurent ainsi reclus à Antibes. Dès qu’ils
obtinrent leurs visas, ils se remirent à voyager et ce fut un grand
bonheur pour Nikos qui avait tant aimé aller à la découverte de tous
les pays sur lesquels il avait écrit ses « Récits de voyage
». Jusqu’au dernier séjour en Extrême-Orient, séjour qui lui fut
fatal puisqu’il en revint malade et mourut quelques mois plus tard. Il n’eut
pas le temps de rédiger la seconde partie de son récit de voyage
« Chine-Japon », et c’est Eleni qui reprit ses notes, les
compléta et les signa sous le titre « Vingt ans après ».
Après 1957, Eleni se retira
à Genève où elle poursuivit sa correspondance avec Lise Puaux, et ce,
jusqu’en 1983, lorsqu’elle quitta Genève pour retourner en Grèce. Ce
furent encore vingt-cinq années pendant lesquelles elle se consacra à la
publication et à la diffusion de l’œuvre de son poète qui, grâce à
elle, fut bientôt traduite dans de nombreux pays.
Lise Puaux m’a fait cadeau
de ces lettres quelques semaines avant sa mort. Elle m’a autorisée à
les publier à condition d’en soustraire certains passages la
concernant. J’en ai donc tiré de larges extraits qui sont un
témoignage émouvant des dernières années de ce couple d’exception.
Yvette Renoux-Herbert
Automne 2014