SAINT KAZANTZAKI
Réflexions sur «La dernière tentation»
par Jean Kontaxopoulos (*)
«Les
Dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu,
de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été»
Gustave Flaubert, Correspondance
«Peut-on être un
saint sans Dieu?»
Albert
Camus, La Peste
Cinq oeuvres de Nikos Kazantzaki abordent l'idée du Christ et de la religion : la pièce (inédite en français) Le Christ (1928), le poème éponyme dans Tertsines [Canta] (1939) (1), le chant XXI de L'Odyssée (1938) (2), les romans Le Christ recrucifié (1950) et La dernière tentation (1952). Cet ultimum opus du romancier est, à notre sens, le plus dense, le plus complet et le plus ciblé sur la biographie de Jésus-Christ sans pour autant prétendre la retranscrire historiquement. Si Kazantzaki s'en inspire librement, ce qui l'intéresse surtout c'est, à travers le Christ, l'homme qui lutte contre soi-même. Son Christ est, en quelque sorte, ramené à l'échelle humaine ou, mieux, créé à l'image et à la ressemblance de l'Homme. C'est pourquoi l'accent est mis sur le conflit intérieur qui déchire Jésus de Nazareth entre la spiritualité et la vie conventionnelle, et non pas sur son caractère divin. Certes, pour y arriver Kazantzaki utilise des outils freudiens, tels le pouvoir de l'inconscient (le rêve du Christ sur la Croix) et le rôle du désir sexuel (fantasme de Jésus faisant l'amour avec Marie-Madeleine) (3). Or, ces éléments ne minimisent point le Christ, qui parvient finalement à les dépasser, mais, au contraire, le rendent quelqu'un «avec qui on pouvait s'asseoir pour boire un verre ou dîner», selon la formulation osée mais juste, nous semble-t-il, du réalisateur Martin Scorsese (4). La dernière tentation est, en définitive, une des plus belles leçons d'humanité. Car, comme disait Jean Cocteau, «le diable représente en quelque sorte les défauts de Dieu. Sans le diable le Dieu serait inhumain » (5). A travers ce roman et la polémique qu'il a suscitée, nous essaierons d'éclairer deux notions majeures et récurrentes dans la philosophie de Kazantzaki : le Christ (I) et la religion (II).
I. Le Christ: ni
Dieu, ni Diable. Ecce Homo
!
Dans une lettre à son éditeur suédois
Börje Knös, Kazantzaki écrit (le 13 novembre 1951) à propos de La
dernière tentation : «J'ai voulu renouveler et compléter le mythe sacré
qui est la base de la grande civilisation chrétienne de l'Occident. Ce n'est
point une simple biographie du Christ, mais un douloureux et saint effort créateur
pour réincarner l'essence du Christ - éliminant les scories, les mensonges et
les mesquineries dont toutes les églises et tous les porteurs de soutane de la
chrétienté l'ont chargé et ainsi défiguré.
»Souvent mes manuscrits étaient tachés... parce que je ne
pouvais pas retenir mes larmes. Certaines paraboles qu'il n'est pas possible que
Jésus ait laissées ainsi incomplètes, comme nous les trouvons dans les
Evangiles, je les ai complétées et je leur ai donné la fin noble et
compatissante digne de son cœur ; des paroles qu'il n'a peut-être pas prononcées,
je les mets dans sa bouche, parce que c'est cela qu'il aurait dit, si ses
disciples avaient eu sa force psychique et sa pureté. Et partout poésie, amour
pour les bêtes, pour l'herbe, pour les hommes, confiance en l'âme, certitude
que la lumière vaincra.
» Pendant une année, j'ai emprunté à la bibliothèque de
Cannes tous les livres qui ont été écrits sur le Christ, sur la Judée, les
chroniques de cette époque, le Talmud, etc.; ainsi tous les détails sont
historiquement justes, mais l'on reconnaît au poète le droit de ne pas suivre
servilement l'histoire, la poésie est plus philosophique que l'histoire» (6).
Le roman commence avec un Jésus,
charpentier, qui fabrique des croix que les Romains utilisent pour les
crucifixions des agitateurs. Esprit inquiet et rebelle, il décide, après avoir
été honni par ses compatriotes et traité de crucifieur (traduisez: «collaborateur»,
comme le lui reproche Judas, personnage ici bien plus important dans la
narration qu'il ne l'est dans la Bible) (7),
de s'isoler et de se recueillir dans le désert à l'abri d'un cercle tracé
dans la poussière, d'où il reviendra convaincu d'être le fils de Dieu. Par la
suite, il prêche l'amour, mais son influence est si grande qu'il est condamné
à mourir sur la croix. C'est alors qu'une hallucination, un songe, lui fait
sournoisement croire que les convenances sociales (famille, maison, profession
respectable, sécurité) sont le secret du bonheur humain (8).
Un ange du démon (un «négrillon» dans le roman, une jeune fille anglaise
dans le film pour éviter sans doute les connotations) apparaît, en effet, à Jésus
au Golgotha, lui enlève ses clous, le descend de son calvaire et le ramène à
une vie d'homme rangé, en le persuadant qu'il a assez souffert. Il ne
succombera pas finalement à cette dernière tentation ; il se dépassera. La
marche spirituelle du Christ vers l'union avec Dieu est la même lutte à
laquelle Kazantzaki invite son lecteur : si Kazantzaki impose à ses héros une
ligne de conduite, c'est pour leur offrir, en même temps, la volonté de la
transgresser, de s'échapper (contradiction constante dans toute l'oeuvre du
romancier).
Tout au long du livre, on voit, en effet, Jésus lutter pour
monter de degré en degré dans la connaissance de soi, pour parvenir aussi haut
que peuvent le mener sa force et son obstination. Tourmenté et hésitant, comme
Hamlet, dubitatif et angoissé, il n'en est pas moins têtu dans la quête de
lui-même (9). Il se débat toujours, avec
son démon qui prend tour à tour la forme d'un serpent (tentation de la séduction),
d'un lion (tentation de la richesse), d'une grande flamme (tentation du
pouvoir). Il ne serait pas exagéré de dire que le Christ de Kazantzaki peut être
chacun d'entre nous, tandis que le Christ des Evangiles est unique et
inaccessible à l'homme. Celui-ci délivre de la souffrance, fût-ce par des
miracles, tandis que celui-là souffre. Le premier appelle à l'humilité, ne
serait-ce que par la crainte de l'Enfer, tandis que le second est humble lui-même.
L’un est un Sauveur, l'autre, un Sauvé. Bref, le Christ «kazantzakien» est
au-dedans de nous et non pas devant nous : «Dieu n'est pas l'ancêtre, il est
le descendant de l'homme», a pu écrire Kazantzaki dans le Rapport
au Greco (1961) (10), conception si
humble, en réalité, contrairement à ce qu'un vain peuple pense. Ce n'est pas
par hasard, d'ailleurs, que le livre s'intitule La
dernière tentation tout court et non pas «La dernière tentation du Christ»,
titre plutôt restrictif, qui suggérerait que le roman n'est qu'une biographie
du Christ.
Le Christ selon Kazantzaki n'est donc Dieu que dans la mesure où il est
un homme porté à sa plus haute puissance. Soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait, prêche le Christ des
Evangiles. Au contraire : sois humain
comme nous-mêmes, semble dire Kazantzaki à son Christ, et il le soumet aux
mêmes épreuves de l'homme qui lutte. A-t-il fallu moins de foi à Kazantzaki
pour faire du Christ un vainqueur de ses terribles tentations (ne serait-ce que
dans la tragique solitude de sa mort), qu'à ceux qui croient à son invulnérabilité
métaphysique? A notre sens, la convivialité dans les relations entre le Christ
(« puissant, mais non tout-puissant») (11) et
l'homme (faible, mais libre et responsable) n'est point blasphématoire. C'est
justement l'abolition de la distance entre eux, voire la reconnaissance d'une
certaine vulnérabilité chez le Christ, qui permet à l'homme de découvrir sa
divine nature. Celui-ci, dans sa peur et sa médiocrité mêmes, découvre la
source de son héroïsme. Selon Kazantzaki et contrairement à certains
enseignements passés de l'Eglise, chaque individu ne doit pas, par faiblesse,
se décharger sur Dieu de son propre destin, mais il doit engager sa propre
responsabilité (12). Cette
approche «kazantzakienne» ressemble, il est vrai, à celle des Grecs anciens,
à la seule différence peut-être que ces derniers ont, en plus, osé à la
fois honorer leurs dieux et se gausser d'eux et, partant, d'eux-mêmes (nous
pensons surtout à Aristophane). Mais Kazantzaki ne se moque jamais du Christ,
pour lequel, au contraire, il éprouve de la compassion.
L’esprit «terrestre» de La
dernière tentation est davantage accentué par la présence de caractères
qui nous rappellent l'allégresse légendaire d'Alexis Zorba (1946), tel l'apôtre
Thomas: «Le fils de Marie l'aimait, il le voyait souvent passer devant son
atelier, sa trompe à la ceinture. Il revenait de sa tournée dans les villages,
déposait son baluchon sur le banc et se mettait à parier de tout ce qu'il
avait vu, plaisantait, taquinait, riait. Il n'avait confiance ni dans le dieu
d’Israël, ni dans les autres dieux.[..] Le fils de Marie l'écoutait, son
coeur serré se détendait un peu, il admirait la malice de ce cerveau qui,
malgré toute sa pauvreté, toute la servitude et toute la misère de sa race,
trouvait la force, en riant, en se moquant, de triompher de la servitude et de
la pauvreté » (13).
Dans la préface de La
dernière tentation, Kazantzaki défend une fois pour toutes son œuvre : «Tout
homme est un homme-dieu, chair et esprit. Voilà pourquoi le mystère du Christ
n'est pas seulement le mystère d'un culte particulier mais touche tous les
hommes. En chaque homme, éclate la lutte de Dieu et de l'homme, inséparable de
leur désir anxieux de réconciliation. Le plus souvent cette lutte est
inconsciente et dure peu, une âme faible n'a pas la force de résister
longtemps à la chair ; elle s'appesantit, devient chair elle-même et la lutte
prend fin. Mais chez les hommes responsables qui gardent jour et nuit les yeux
fixés sur le Devoir suprême, cette lutte entre la chair et l'esprit éclate
sans merci et peut durer jusqu'à la mort» (14).
Et il poursuit : «Pour monter au sommet du sacrifice, sur la croix, au sommet de l'immatérialité,
à Dieu, le Christ est passé par toutes les épreuves de l'homme qui lutte.
Toutes, et c'est pourquoi sa souffrance même nous est si familière, pourquoi
nous la souffrons avec lui, et pourquoi sa victoire finale nous apparaît
tellement comme notre victoire future. Tout ce que le Christ avait de profondément
humain nous aide à le comprendre, à l'aimer et à suivre sa Passion, comme si
c'était la nôtre» (15).
Cet aspect humain est flagrant dans la tragédie Le
Christ, où l'on voit que Jésus a mal lorsque Thomas lui touche ses plaies
et se met à pleurer ! (16) Dans le même
ordre d'idées Kazantzaki écrit également : «Le
Christ, pour moi, est l'archétype du héros. Le modèle suprême. L'union dans
Jésus-Christ du divin et de l'humain fut pour moi toujours un mystère
insondable. L'aspiration surhumaine et en même temps si humaine, de venir à
Dieu et de s'unir à lui m'est toujours apparue l'aboutissement extrême de la
destinée humaine. Il y a cette dualité du corps et de l'esprit, l'égoïsme
ancestral de l'humain, et en même temps ses élans irrésistibles vers la lumière.
Transmuer ces ténèbres en lumière fut le devoir que je me suis donné.
J'aimais mon corps, j'aimais mon âme, et je m'efforçais de concilier ces deux
ennemis et ces deux collaborateurs. Ils ne se savaient pas collaborateurs mais
quelqu'un en
Au demeurant, cette vision christologique est également
celle de Walt Whitman, selon qui Dieu est quelquefois un mystère insondable, et
quelquefois un être inférieur au Moi universel, incarné dans l'homme libre:
«J’entends et je contemple Dieu en
chaque objet, /pourtant je ne comprends pas Dieu du tout... / Nous regardons
comme divines bibles et religions / je ne prétends pas qu'elles ne soient pas
divines, / Je prétends qu'elles sont toutes sorties de toi et / peuvent encore
sortir de toi, / Ce n'est pas elles qui donnent la vie, c'est toi qui donnes la
vie... » (19) André Gide s'inscrit,
d'ailleurs, dans la même lignée en ouvrant ainsi Les Nourritures terrestres (1897): «Ne souhaite pas, Nathanael,
trouver Dieu ailleurs que partout. Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle»
(20) ; mais aussi Jean Cocteau qui écrit
dans Le Potomak (1919) : «Qui
se penche sur soi aide les autres, révèle, divulgue, touche Dieu. […] Nous
avons tous la même âme, ou mieux, de la même âme. Dieu fragmentaire. [...]
Plus ou moins grande la dose, mais chacun héberge Dieu » (21).
On pourrait ajouter à la même liste Albert Camus. Faisant un rapprochement des
deux écrivains, M.-L. Bidal-Baudier parvient à un point de rencontre assurément
remarquable : «Dieu est mort ou absent de
ce monde ; il s'agit donc de le remplacer par l'homme. [ .. ] Voyant s'écrouler
les structures de sa foi sous l'influence de Nietzsche, [Kazantzaki] a rêvé de
jeter Dieu à bas de son trône pour y installer l'homme à sa place et faire régner
sur la terre un ordre nouveau» (22).
Le Christ de Kazantzaki n'est donc qu'un homme agrandi, accessible à
toute personne capable de résister à la (dernière) tentation de la vie
paisible et banale. Dans son Rapport au
Greco, Kazantzaki invite à «refuser
toutes les consolations - dieux, patries, vérités - rester seul et
se mettre à créer soi-même,
avec sa seule force, un monde qui ne déshonore pas son coeur» (23),
en un mot, à devenir architecte de son sort. Le néologisme kazantzakien est
(en grec) «Monias», une espèce, on dirait, de solitaire insolite et fier (24).
Or, le risque d'un Christ trop humain serait qu'il devient un Christ tout à
fait humain. La dernière tentation, c'est donc le conformisme en général, «l'humain,
trop humain» (25) de son cher maître
Nietzsche et non la vie sexuelle, ce qui serait trop réducteur (26).
Après lui avoir offert et la fortune et le pouvoir, le diable jouant sa dernière
carte offre à Jésus la tentation d'une vie normale. Ce n'est pas par hasard
que sur les 510 pages du roman (et les 164 minutes du film), la scène
essentielle de la dernière tentation n'occupe que 54 pages (vingt minutes). En
effet, pour montrer la vie banale du Christ-père de famille jusqu'à sa
vieillesse, ces quelques pages suffisent largement et insinuent l'absence d'intérêt
dans sa vie de petit-bourgeois, censée pourtant durer plus de quarante ans.
C'est bien, au demeurant, la seule tentation à laquelle on comprend que Jésus
puisse peut-être céder (les autres, celles des Ecritures, dûment citées par
Kazantzaki, sont trop simplistes).
Aussi arrive-t-on à la philosophie essentielle de Kazantzaki,
qui consiste à rechercher le Dieu en l'homme, cette part en lui qui peut le
rendre surhomme. Dans La dernière
tentation on lit : « la vie
terrestre cela veut dire : manger du pain et transformer ce pain en ailes, boire
de l'eau et en faire des ailes ; la vie terrestre cela veut dire : qu'il vous
pousse des ailes !» (27). Pour
Kazantzaki, Dieu et l'homme sont complémentaires, ou mieux solidaires : «Le
Christ est solidaire de l'homme dont il connaît la souffrance» (28),
écrit -Kazantzaki dans Les frères
ennemis (1949). Et il ajoute dans La
dernière tentation : «Dieu et
l'homme réunis font de grandes choses. Dieu sans l'homme n'aurait pas sur terre
un esprit qui rende un reflet plus intelligible de ses créatures […], il
n'aurait pas sur terre un coeur qui souffre d'inquiétudes qui ne sont pas les
siennes […] et qui s'acharne à fabriquer des vertus et des angoisses que Dieu
a refusé, oublié ou redouté de créer[...] Et l'homme, inversement, sans
Dieu, désarmé comme il l'est à sa naissance, la faim, la peur et le froid
l'auraient anéanti. [...] Et s'il réussissait par une lutte incessante à se
tenir sur ses pattes de derrière, il ne pourrait jamais se libérer de l'étreinte
chaude et tendre de sa mère la guenon", pensait Jésus et c'était la
première fois, ce jour-là, qu'il sentait aussi profondément que Dieu et
l'homme peuvent ne faire plus qu'un» (29).
Un second aspect important est que le roman est
pratiquement exempt d'éléments surnaturels ou d'épisodes de la vie de Jésus
où l'homme serait impuissant. Car La
dernière tentation est, en définitive, un hymne à la grandeur de l'homme,
ou du moins, à la fragile grandeur de l'homme. Il n'y a pas donc d'intervention
de Dieu qui sauve, par miracle, Jésus lorsque le roi Hérode ordonne le
massacre des nouveau-nés. Le Christ de Kazantzaki ne marche pas sur la mer ; de
même qu'il ne ressuscite pas, à moins que la résurrection ne soit intériorisée
et symbolisée par le réveil du Christ après son rêve, ce qui rejoindrait Le
pauvre d'Assise (1956) : «Crucifixion
et Résurrection ne font qu'un». Les figures parentales (Joseph et Marie)
sont, enfin, complètement absentes, d'autant plus que leur rôle est nettement
passif. Etant des êtres qui subissent sans jamais agir librement, ils n'intéressent
pas Kazantzaki (30). Les quelques miracles
cités contribuent à démontrer la coexistence du surnaturel avec le naturel,
du sacré avec le profane, en d'autres termes, la double nature inséparable du
Christ. Qui plus est, au lieu de sourire à ces miracles, Jésus en est terrifié.
Cela dit, on peut légitimement se demander pourquoi
le livre paru pour la première fois en allemand en 1952, et le film de 1988,
ont, avec le même acharnement, provoqué l'ire des autorités religieuses
(catholiques comme orthodoxes) et ont valu à Kazantzaki une menace
d'excommunication (35). Il est évident
que la vision christologique de Kazantzaki, selon laquelle on peut s'identifier
au Christ sans avoir à embrasser une religion et ses dogmes, constitue un
danger pour le pouvoir religieux, qui s'est autoproclamé l'intercesseur entre
l'homme et Dieu. Or, Kazantzaki restaure une communication directe avec Dieu (36).
Il suit le proverbe : il vaut mieux s'adresser au Bon Dieu qu'à ses saints. Car
il n'y pas de détenteurs de droit moral sur le personnage historique du Christ.
Il appartient à tous, y compris aux romanciers et aux cinéastes, voire aux
agnostiques.
II. La religion, cette «Sainte Table de Jeu»
Si le roman de Kazantzaki est une
alternative aux Ecritures, le film de Scorsese a été vu comme une alternative
aux icônes religieuses. Dans un entretien avec Alain Finkielkraut, à propos de
La dernière tentation, le philosophe se demande justement : «A
partir du moment où une religion décide que Dieu est irreprésentable, elle
est en droit de se formaliser de sa représentation. Mais si c'est le cas
inverse, qu'est-ce qui fait qu'une représentation soit bonne ou mauvaise ?»
(37) Aussi bien le film que l'icône possèdent
la puissance de l'image, particulièrement importante dans notre société
contemporaine. C'est, en fait, le pouvoir de l'univers médiatique qui effraya
l'Eglise dans cette affaire. Les mots imprimés de Kazantzaki perturbent moins
que les images supposées réelles de Scorsese. Qui plus est, le spectateur
s'identifie traditionnellement au protagoniste d'un film (réaliste) et en
l'occurrence, il ne s'agit pas de n'importe quel héros ! (38)
Si le Christ-homme a du mal et peut y arriver, nous aussi... Avec le livre et le
film deux brèches s'ouvrent ainsi dans le corpus de la religion.
De la religion, Nikos Kazantzaki n'a gardé que sa poésie (39).
Le reste lui semblait un piège, un bagne. «Liberté
veut dire se battre sur terre sans espoir», nous dit-il dans L'Odyssée
(40). Nous ne souhaitons pas émettre des
jugements personnels, à l'exception peut-être d'une intime conviction, que
Kazantzaki était allergique à tout pouvoir institutionnalisé, qu'il soit
celui de l'Eglise, de la Police, de l'Armée, de l'Etat ou des partis
politiques.
Dans Le dissident
(1968) d'Eleni Kazantzaki, son épouse, on lit une première réaction de
Kazantzaki, datant du 1er mai 1954 : «l'éditeur
allemand m'a annoncé hier : La dernière
tentation à l'index. L'étroitesse d'esprit et de coeur des hommes
m'étonne toujours ; voilà un livre que j'ai écrit dans un état de grande
exaltation religieuse, avec un amour ardent pour le Christ, le pape ne comprend
rien et le condamne ! Il est dans l'ordre des choses que je sois condamné par
la mesquinerie de ce monde d'esclaves...» (41)
Et il poursuit (14 mai 1954) : « Capétan
Mihalis fait encore bouillir le sang des Grecs ; le métropolite de Chios l'a
dénoncé comme indécent, traître et antireligieux envers la Crète ! Vous
pouvez ainsi vous imaginer dans quelle barbarie sombre notre patrie, c'est à
dire les Grecs officiels et les religieux. Et l’Eglise orthodoxe d’Amérique
du Nord a condamné La dernière
tentation comme fort indécente, athée et traître. Mais elle avoue qu'elle
ne l'a pas lue, et qu'elle s'est référée aux critiques du journal Hestia. Et
moi, je reste à Antibes dans la solitude, calme, rivé à ma tâche, et je
travaille, autant que je le puis, la langue et l'esprit grecs éternels. A ton
tribunal, Seigneur, je fais appel» (42).
Cette phrase de Tertullien, Kazantzaki l'a télégraphiée en latin à la
commission de l'index. A l'adresse de l'Eglise orthodoxe grecque, il ajouta: «Vous m'avez maudit, saints Pères, moi, je vous bénis. Je souhaite que
votre conscience soit aussi nette que la mienne et que vous soyez aussi moraux
et aussi religieux que je le suis» (43).
Kazantzaki voit en la religion conventionnelle une
espèce de machine infernale qui se moque de l'homme, dans ce que son angoisse a
de plus sacré. A ses yeux, la religion est un symptôme de décadence, un opium
du peuple (pour parler comme Marx, dont la critique de la religion a sûrement
influencé Kazantzaki), un pis-aller des faibles et des vaincus. Cette thèse
devient une constante dans toute l’oeuvre de Kazantzaki, depuis sa première
publication jusqu'à son dernier livre. En effet, avec Friedrich
Nietzsche dans la philosophie du droit et de l'Etat (1909), le jeune
Kazantzaki (26 ans) inaugure sa pensée: «La
Religion […] est une fabrication de la faiblesse et de la crainte. Elle
témoigne du besoin de l'homme de s'appuyer quelque part, d'avoir un début et
une fin, un appui, une réponse quelconque à l'angoisse de son âme. Lorsque la
volonté de l'homme était forte, celui-ci n'avait pas besoin d'un tel appui ;
sa volonté allait droit au but, s'extériorisant comme une force naturelle.
Lorsque la volonté de l'homme était faible et qu'il perdait son courage, à
cause des dangers et des résistances, il cherchait consolation et refuge
auprès de la religion : l'homme tenta d'apprivoiser, par les prières, par le
ritualisme, par le sacrifice de sa propre force et de son propre plaisir, les
grandes puissances hostiles, qui le menaçaient et le massacraient. [...] Plus
tard, cette situation trouva ses ingénieux organisateurs, qui ont formalisé et
incorporé ces instincts de la faiblesse et de la crainte dans
Dans Le Christ
recrucifié Kazantzaki surenchérit avec une sacrée dose d'ironie : «Le
pope ? Un publicain ! Il a ouvert une officine, l'a baptisée église et vend le
Christ au détail. Ce charlatan prétend guérir toutes les maladies.
"Quelle maladie as-tu, toi? J'ai menti. Un gramme de Christ : c'est tant de
piastres. Et toi ? J'ai volé. Dix grammes ; c'est tant. Et toi ? - J'ai tué. -
Ah! malheureux, c'est une maladie grave. Tu prendras le soir, avant de
t'endormir, une demi livre de Christ. Cela va te coûter cher : c'est tant.
- Vous ne me faites pas de rabais, mon père ? - C'est le tarif. Paie ; sinon tu
iras rôtir au fin fond de l'enfer". Il lui montre les images qu'il a dans
sa boutique, où l'on voit des diables armés de harpons au milieu des flammes.
Le client tremble comme la feuille et délie sa bourse» (45).
L'écrivain reste fidèle à cette pensée dans son
autobiographie, publiée après sa mort, le Rapport
au Greco: «Ah! criais-je, indigné,
religion rouée qui repousse les récompenses et les châtiments dans une vie
future, pour consoler les esclaves, les lâches, les opprimés, afin qu'ils
puissent supporter sans gémir cette vie terrestre, la seule certaine, et
baisser patiemment la nuque devant les maîtres ! Quelle Sainte Table de Jeu que
cette religion, où l'on donne un sou dans la vie terrestre pour encaisser des
millions éternels dans l'autre ! Quelle ingénuité, quelle rouerie, quel
travail d'usurier ! Non, l'homme ne peut pas être libre, qui espère le Paradis
ou redoute l’Enfer. C'est une honte désormais de s'enivrer dans les tavernes
de l'espérance. Ou au fond des souterrains de la peur» (46). Dans ce même ouvrage, il poursuit également non sans
rudesse: «Et soudain l'Eglise du Christ,
ou du moins ce qu'en ont fait les porteurs de soutane, m'est apparue comme une
bergerie où bêlent jour et nuit, s'appuyant les uns contre les autres, des
milliers de moutons envahis d'une terreur panique, qui tendent le cou et
lèchent la main et le couteau qui les égorgent [...] Mais l'être humain
véritable n'est pas un mouton, ni un chien de berger, ni un loup, ni un berger
; c'est un roi qui porte avec lui son royaume et qui va, qui sait où il va, qui
arrive au bord de l'abîme, ôte de sa tête et jette sa couronne de papier, se
dépouille de son royaume et, comme un plongeur, tout nu, joint les mains et les
pieds, se jette la tête la première dans le chaos et disparaît» (47).
A l'idée de la religion selon Kazantzaki pourrait
s'appliquer l'aphorisme inquiétant de Jean Cocteau : «Regarde,
spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec
lenteur tout le long d'une vie humaine, une des plus parfaites machines
construites par les dieux infernaux pour l'anéantissement mathématique d'un
mortel». (49) Ce piège est mis en
relief par le schéma cyclique de l'histoire de La dernière tentation. Le récit commence, en effet, avec un
individu, Jésus de Nazareth, qui cloue des morceaux de bois pour en faire une
croix. Mais à la fin, il est lui-même crucifié, ce qui suggère qu'en réalité
il était en train de clouer sa propre croix. Les analogies entre La
Machine infernale (1934) de Cocteau et La
dernière tentation sont étranges : toutes les deux racontent une histoire
qui ne laisse aucune chance à l'individu (Oedipe ou Jésus) auquel elle arrive
; qui plus est, la fin de l'histoire est déjà connue d'avance. Mais cette
crucifixion est dans les deux cas salvatrice.
ANNEXE
La (cruci-) fiction de Martin Scorsese
Le film que Martin Scorsese
a tiré du roman de Nikos Kazantzaki sortit (après une longue gestation depuis
1983) en salle aux Etats-Unis d'Amérique du Nord et au Canada en août 1988. En
Europe, il fut présenté, en avant-première, au Festival (Mostra Del Cinema) de Venise (hors compétition) le 7 septembre
1988. Avant même la soirée officielle, Radio Vatican condamnait dans ses émissions
les films de Scorsese et «Une affaire de femmes» de Chabrol. Aussi bien aux
Etats-Unis d'Amérique du Nord qu'en Europe, des groupuscules de l'extrême
droite et des organisations para-ecclésiastiques avaient attaqué les cinémas
et lancé des bombes sur les écrans. Un pasteur voulait même racheter les
droits du film pour le détruire (ce qui lui a valu la réponse que la liberté
d'expression n'est pas à vendre).
Le film sortit à Paris le 28 septembre 1988. Un bon millier
de catholiques intégristes avaient participé ce jour-là, sur la montagne
Sainte-Geneviève à Paris, à un «chemin de croix», organisé par la
fraternité Saint-Pie-X. A. Decourtray, archevêque de Lyon, qui était le Président
de la Conférence Episcopale de France, et J.-M. Lustiger, archevêque de Paris,
affirmaient qu'ils n'avaient pas vu le film. Pour eux, cependant, « vouloir
porter à l'écran, avec la puissance réaliste de l'image, le roman de
Kazantzaki est déjà une blessure pour la liberté spirituelle de millions
d'hommes et de femmes, disciples du Christ». L. Schlumberger, pasteur de l'Eglise
réformée de France, prit la défense du film : «on
eût souhaité plus de retenue chez des évêques qui, dépossédant un cinéaste
qui se dit chrétien du droit que pourtant ils reconnaissent à la "foule
innombrable des disciples", se contredisent eux-mêmes. [...] Je ne crains
en rien une oeuvre d'art, quelle que soit sa qualité, dont le regard est aussi
légitime que le mien» (52). Précédés
toutefois d'une grande croix en bois, les manifestants ont tenté d'envahir la
salle U.G.C. du boulevard Saint-Germain, où le film était projeté. Des
affrontements se sont alors produits entre les policiers et les manifestants.
L'ordre de dispersion a été finalement donné par l'abbé Marchal, vicaire de
Saint-Nicolas, qui déclarait : « Nous
recourrons à ces manifestations autant de fois qu'il sera nécessaire». Au
même moment, un millier de manifestants étaient rassemblés place de l'Opéra
à l'appel de l'Alliance Générale contre le Racisme et pour l'Identité Française
et Chrétienne (sic) et des comités Chrétienté-Solidarité, organisations présidées
par B. Antony, alors député européen du Front National. Un journaliste
catholique avait même porté plainte pour «atteinte
à la mémoire et à la vie privée [sic] du Christ ». Les musulmans
de France ont également protesté contre le film, qui, selon eux, «bafoue
la mémoire de l'un des grands prophètes de l'islam». Le grand rabbin de
France, J. Sitruk, choqué lui aussi par le film (sans l'avoir vu !) a déclaré
qu'il se solidarisait avec les autorités religieuses catholiques. Presque tous
se prononcèrent contre le film, mais en faveur de la liberté de création,
tant il est vrai qu'il est plus facile de se montrer tolérant envers les
oeuvres potentielles et les audaces virtuelles. Seule la Fédération
protestante s'est déclarée accueillante à un «partage
ouvert et utile» pouvant «s'instaurer
à partir des questions posées aux uns et aux autres par le film et les témoignages
des Ecritures». Une manifestation d'environ 1500 personnes pour la défense
du droit du spectateur a été organisée par la Société des réalisateurs de
films, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, les Etats généraux
de la culture et les Partis socialiste et communiste. Elle fut soutenue par
plusieurs cinéastes, dont Marcel Carné, Jacques Rivette, Paul Vecchiali et
Claude Sautet.
Par ailleurs, aux Etats-Unis d'Amérique du Nord, toute une
campagne a été orchestrée par les organisations chrétiennes. 25 000
personnes, armées de croix et de pancartes, se sont réunies en Californie
devant les studios d'Universal-MCA (productrice du film) pour demander son
interdiction. On y a même vu le célèbre «Club des motocyclistes chrétiens »
venir huer l'objet du délire ! En Italie, le puissant Office catholique de
films a obtenu que la publicité du film soit la plus restreinte possible. Israël
a carrément interdit le film sur son territoire. Les vagues de la polémique
ont enfin déferlé sur la Grèce et d'autres pays, au point qu'on pouvait se
demander si cette violence n'était pas coordonnée au niveau international.
Et voici, pour terminer, l'apologie du réalisateur : «Ce
film n'a pas été fait pour désacraliser la figure du Christ. Pour moi,
l'approche de Jésus est un acte de foi. Mais je suis parti d'un roman et non de
l’Evangile, parce que la démarche de Kazantzaki m'intéressait. C'est une
exploration de la part humaine du Christ par les moyens purement humains que
sont la psychologie et l'imagination. Jésus est toujours représenté comme
Dieu, mais dans la société actuelle on ne comprend plus cette image divine.
S'il est Dieu, il lui est facile de repousser la tentation. Alors que fait-il de
notre lutte, des souffrances humaines ? Kazantzaki dit que le Christ découvre
sa divinité à la fin de sa vie terrestre, qu'elle émerge de sa nature
humaine, après qu'il a vécu comme nous, nos doutes et nos peines. Dans le
film, la souffrance et le doute de Jésus sont quelque chose à quoi nous
pouvons nous identifier. Nous rendons Jésus plus accessible et plus immédiat.
Nous le prenons au sérieux alors que le monde ne le prend pas au sérieux (53). [ .. ] Je sais, par un ami prêtre, que le livre de
Kazantzaki est utilisé dans les séminaires, non comme un autre Evangile, mais
comme une parabole neuve et vivante sur laquelle on peut discuter. J'espérais
que mon film remplirait cette fonction» (54).
Article paru dans Le Regard crétois, n° 22 - décembre 2000