Zygmunt Blazynsky

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Zygmunt Blazynsky lisant devant le musée de Varvari
à l'occasion d'un voyage organisé par "Crète Terre de rencontres" (voir rubrique "Nos partenaires") du 17 au 24 avril 2006



  
Je rassemble mes outils : la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le toucher, l'esprit. Le soir est tombé, la journée de travail s'achève, je retourne chez moi comme la taupe dans la terre. Non que je sois las de travailler, je ne suis pas las, mais le soleil se couche.
   Le soleil s'est couché, les montagnes se sont estompées, les chaînes de montagnes de mon esprit conservent encore un peu de lumière à leur sommet, mais la sainte nuit s'étend ; elle monte de la terre, descend du ciel et sa lumière a juré de ne pas se rendre. Mais elle le sait, il n'y a pas de salut : elle ne se rendra pas, elle s'éteindra.
   Je jette un dernier regard autour de moi : à qui dire adieu, à quoi ? Aux montagnes, à la mer ? A la treille vendangée, à la vertu ? Au péché, à l'eau fraîche ? Cela ne sert à rien, à rien : toutes ces choses descendent avec moi dans la terre.
   A qui confier mes joies et mes peines, les secrètes passions donquichottesques de ma jeunesse, l'âpre heurt plus tard avec Dieu et les hommes, et enfin l'orgueil sauvage de la vieillesse qui brûle mais se refuse, jusqu'à la mort, à devenir cendre ? A qui dirai-je combien de fois, escaladant, des pieds et des mains, la pente abrupte de Dieu, j'ai glissé et je suis tombé, combien de fois je me suis relevé,  couvert de sang, pour recommencer à grimper ? Où trouver une âme percée de mille coups mais insoumise, comme la mienne, pour me confesser à elle ?
   Je serre calmement, avec compassion, une motte de terre crétoise dans ma main. Je la conservais toujours avec moi à travers toutes mes courses errantes, et dans les grandes angoisses je la serrais dan ma main et ma main prenait force, une grande force, comme si je serrais la main d'un ami bien-aimé. Mais à présent que le soleil s'est couché et que la journée de travail s'est achevée, qu'ai-je à faire de la force ? Je n'en ai plus besoin. Je tiens cette terre de Crète et je la serre avec une douceur, une tendresse et une reconnaissance inexprimables ; c'est comme si je serrais dans mes mains, pour en prendre congé, la gorge d'une femme bien-aimée. Voilà ce que j'ai été éternellement, voilà ce qu'éternellement je serai, l'instant est passé comme un éclair où tu as été mise sur le tour, terre sauvage de Crète, et où tu es devenue un homme combattant.

 

Nikos KAZANTZAKI, Lettre au Greco, traduit du grec par Michel Saunier, Pocket, 1997, pp. 11-12

 

Vous pouvez retrouver ce texte dans la rubrique "Bibliothèque", accompagné d'autres extraits de la Lettre au Greco.