Je rassemble mes outils : la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le toucher,
l'esprit. Le soir est tombé, la journée de travail s'achève, je
retourne chez moi comme la taupe dans la terre. Non que je sois las de
travailler, je ne suis pas las, mais le soleil se couche.
Le soleil s'est couché, les montagnes se sont estompées,
les chaînes de montagnes de mon esprit conservent encore un peu de
lumière à leur sommet, mais la sainte nuit s'étend ; elle monte de la
terre, descend du ciel et sa lumière a juré de ne pas se rendre. Mais
elle le sait, il n'y a pas de salut : elle ne se rendra pas, elle
s'éteindra.
Je jette un dernier regard autour de moi : à qui dire adieu,
à quoi ? Aux montagnes, à la mer ? A la treille vendangée, à la vertu
? Au péché, à l'eau fraîche ? Cela ne sert à rien, à rien : toutes
ces choses descendent avec moi dans la terre.
A qui confier mes joies et mes peines, les secrètes passions
donquichottesques de ma jeunesse, l'âpre heurt plus tard avec Dieu et les
hommes, et enfin l'orgueil sauvage de la vieillesse qui brûle mais se
refuse, jusqu'à la mort, à devenir cendre ? A qui dirai-je combien de
fois, escaladant, des pieds et des mains, la pente abrupte de Dieu, j'ai
glissé et je suis tombé, combien de fois je me suis relevé,
couvert de sang, pour recommencer à grimper ? Où trouver une âme
percée de mille coups mais insoumise, comme la mienne, pour me confesser
à elle ?
Je serre calmement, avec compassion, une motte de terre
crétoise dans ma main. Je la conservais toujours avec moi à travers
toutes mes courses errantes, et dans les grandes angoisses je la serrais
dan ma main et ma main prenait force, une grande force, comme si je
serrais la main d'un ami bien-aimé. Mais à présent que le soleil s'est
couché et que la journée de travail s'est achevée, qu'ai-je à faire de
la force ? Je n'en ai plus besoin. Je tiens cette terre de Crète et je la
serre avec une douceur, une tendresse et une reconnaissance inexprimables
; c'est comme si je serrais dans mes mains, pour en prendre congé, la
gorge d'une femme bien-aimée. Voilà ce que j'ai été éternellement,
voilà ce qu'éternellement je serai, l'instant est passé comme un
éclair où tu as été mise sur le tour, terre sauvage de Crète, et où
tu es devenue un homme combattant.
Nikos
KAZANTZAKI, Lettre au Greco, traduit du grec par Michel Saunier,
Pocket, 1997, pp. 11-12
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