Le narrateur, un intellectuel anglais, se rend en Crète où il possède une terre et une mine de lignite qu'il veut exploiter. Il emmène avec lui pour l'aider Zorba, un Grec truculent et aventurier. A leur arrivée, on leur conseille pour se loger d'aller voir Madame Hortense, qui tient une pension.
- Soyez les bienvenus! Soyez les bienvenus!
Une petite bonne femme, courtaude, grassouillette, les
cheveux décolorés, couleur de lin, apparut sous les peupliers, se dandinant
sur ses jambes torses, les bras tendus. Un grain de beauté, hérissé de soies
porcines, ornait son menton. Elle portait un ruban de velours rouge autour du
cou et ses joues flétries étaient plâtrées de poudre mauve. Une petite mèche
folâtre sautillait sur son front, qui la faisait ressembler à Sarah Bernhardt,
vieille, dans l'Aiglon.
- Charmé de faire votre connaissance, madame Hortense ! répondis-je
en me préparant à lui baiser la main, entraîné par une soudaine bonne
humeur.
La vie m'apparut tout à coup comme un conte, une comédie de
Shakespeare, disons la Tempête. Nous venions de débarquer, tout trempés
après le naufrage imaginaire. Nous étions en train d'explorer les rivages
surprenants et de saluer cérémonieusement les habitants du lieu. Cette Dame
Hortense me faisait l'effet de la reine de l'île, une sorte d'otarie blonde et
luisante qui aurait échoué, à moitié pourrie, parfumée et moustachue sur
cette plage de sable. Derrière elle, avec ses multiples têtes crasseuses,
poilues et pleines de bonne humeur, Caliban, le peuple, qui la regardait avec
fierté et mépris.
Zorba, le prince travesti, la contemplait, lui aussi, les
yeux écarquillés, comme une ancienne compagne, vieille frégate ayant combattu
sur des mers lointaines, tour à tour victorieuse et vaincue, ses sabords enfoncés,
ses mâts rompus, ses voiles déchirées - et qui, maintenant, sillonnée de
fissures qu'elle calfatait de crème et de poudre, s'était retirée sur cette côte
et attendait. Assurément elle attendait Zorba, le capitaine aux mille balafres.
Et j'avais plaisir à voir ces deux comédiens se rencontrer enfin dans ce décor
crétois, simplement mis en scène et brossé à grands coups de pinceau.
Nikos KAZANTZAKI, Alexis Zorba, traduit du grec par Yvonne Gauthier, Pocket, 1981, p. 38