OEUVRES CITEES DE N. KAZANTZAKI DANS CETTE CONFERENCE
Nikos
Kazantzaki et la nature
par
Athéna Vouyouca
Nikos Kazantzaki, ce grand écrivain et penseur grec, a toujours eu des
liens privilégiés avec la nature, qui ont conditionné dans une grande mesure
son mode de vie mais qui se reflètent aussi et surtout dans son œuvre et
jusque dans son écriture même.
Kazantzaki était un homme solitaire avec des tendances ascétiques.
Quand il ne voyageait pas, il vivait retiré du monde, dans une « sainte
solitude », selon son propre mot, trouvant refuge dans la nature qui
l’entourait, cette Natura naturata
ou nature naturée, comme on a rendu en français ce terme spinoziste, qui lui
offrait généreusement, par son calme et sa beauté, les conditions idéales
pour méditer et écrire. Il a eu
ses premiers contacts avec la nature en Crète, son île natale, cette
« grande île noble », comme il l’appelle, où il passera son
enfance et son adolescence. Il aime
la Crète non seulement pour son histoire ou ses habitants ou sa culture mais
encore pour sa beauté naturelle. Dans son roman La
liberté ou la mort, le Capétan Michel exprime son admiration pour la
beauté de la Crète, et c’est comme si l’on entendait parler Kazantzaki
lui-même : « Le Capétan Michel soupira et d’un regard embué de
larmes il parcourut la mer, puis la plaine, puis les montagnes. Ses narines
palpitèrent, le thym et la sauge embaumaient les pierres
crétoises. -Comme elle est belle, la Crète, murmura-t-il. Comme elle est
belle ! Je voudrais être un aigle pour l’admirer toute entière du haut
du ciel. En vérité, si un aigle passait au-dessus d’elle au beau milieu du
jour, il jouirait pleinement de toutes ses beautés : des ondulations de
son corps ferme, brûlé par le soleil, du scintillement de ses rivages, tantôt
clairs et sablonneux, tantôt accidentés,
abrupts et rouges comme du sang » (p. 65). Plus tard, quand il parcourra,
jeune encore, toute la Grèce, il sera profondément touché par la beauté de
ses paysages, âpres et tendres à la fois. Voici ce qu’il écrit dans son
autobiographie spirituelle Rapport au Greco (traduit en français comme Lettre au Greco) : « En cet instant le
soleil est apparu et s’est mis à briller, tel qu’il était le premier jour
où il est sorti des mains de Dieu. La mer […] s’est mise aussi à
briller […]. D’un côté les vagues, comme des chevaux homériques, avec
leur crinière blanche –c’étaient de longs vers d’Homère, pleins de
fraîcheur ; de l’autre côté, l’olivier d’Athéna, tout gorgé
d’huile et de lumière, le laurier d’Apollon et les vignes miraculeuses de
Dionysos, toutes gorgées de vin et de chansons. Une terre sèche, sobre ;
des pierres rosies par le soleil ; les montagnes bleues ondulaient dans les
hauteurs de l’air, fumaient dans la lumière. Toutes nues, elles se
chauffaient calmement au soleil, comme des athlètes au repos. Je marchais et
[…] toutes les merveilles qui m’entouraient entraient en moi, je
fleurissais, riais et résonnais comme la corde d’un arc. Et mon âme, comme
elle se perdait en ce dimanche, disparaissait en piaillant
dans la lumière matinale, pareille à l’alouette ! […] Quelle
joie est-ce là ! murmurais-je, comme
le corps virginal de la Grèce nage et se soulève au-dessus des flots ; le
soleil s’étend sur elle comme un fiancé ! Comme il a dompté la pierre
et l’eau, affiné la matière inerte et grossièrement taillée, pour n’en
conserver que la substance » (p. 134-135). Dans Alexis
Zorba, il décrit un voyage en automne dans la mer Egée : « Mer,
douceur automnale, îles baignées de lumière, voile diaphane de petite pluie
qui couvrait l’immortelle nudité de la Grèce. Heureux, pensai-je, l’homme
à qui il a été donné, avant de mourir, de naviguer dans la mer Egée.
Nombreuses sont les joies de ce monde –les femmes, les fruits, les idées.
Mais fendre cette mer-là, par un tendre automne, en murmurant le nom de chaque
île, je crois qu’il n’est pas de joie qui, davantage, plonge le cœur de
l’homme dans le Paradis. Nulle part ailleurs on ne passe aussi sereinement ni
plus aisément de la réalité au rêve. Les frontières s’amenuisent et des
mâts du plus vétuste des bateaux s’élancent rameaux et grappes. On dirait
qu’ici, en Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité» (p.
23). Il s’installe enfin pendant 19 ans –de 1927 à 1946- dans la petite
île d’Egine, au milieu de la nature, pour s’adonner sans perturbations à
son travail créateur. En juin 1935, en rentrant à Egine d’un long voyage en
Chine et au Japon, il écrit à Pandélis Prévélakis, son ami intime et son
principal exégète : « J’ai retrouvé le bonheur et la joie. La
solitude est pour moi comme la femme pour le guerrier. La mer, le soleil, le
calme ; le jour est immense, je dors en haut sur la terrasse, avec toutes
les étoiles au-dessus de moi, je me réveille à l’aube et je pense à l’Odyssée
[son grand poème épique] ; je ne parle pas, je ne vois personne, le temps
est plein de substance» (400 lettres de
Kazantzaki à Prévélakis, p. 447). Je rappelle aussi qu’il a
choisi, pour passer les neuf dernières années de sa vie, de 1948 à 1957, la
ville d’Antibes qui ne cessait de lui rappeler la Grèce, avec sa mer bleue,
ses pins, ses arbres fruitiers qu’il énumère dans ses lettres à
Prévélakis : « J’ai loué pour une année cette villa gracieuse
[…]. Je pense que je suis heureux. Le jardin est exquis : des
citronniers, des mandariniers, un figuier, un olivier énorme chargé
d’olives, un néflier, un abricotier, trois mirabelliers chargés de fruits,
un eucalyptus, des cyprès, des lauriers d’Apollon, des lauriers roses, des
herbes odorantes » (400 lettres, p. 590). C’est à Antibes, d’ailleurs, au
milieu de cette nature méditerranéenne, qu’il créera tous ses grands romans
(à l’exception d’Alexis Zorba, écrit à Egine), ainsi que quelques unes de
ses tragédies.
A part la mer, les îles grecques et le paysage méditerranéen, il avait
également une prédilection pour la haute montagne. « Si l’on ouvre mon
cœur, dit-il quelque part, on y trouvera une montagne abrupte et un homme tout
seul qui la gravit. » A l’instar de Nietzsche, son grand gourou, il
était lui aussi dressé vers les cimes dans l’air purifié et raréfié de la
montagne. Il avait connu, quand il était jeune, les montagnes de Crète, en
particulier le Psiloritis (l’Ida) qui s’élève au-dessus d’Héraklion, sa
ville natale. Plus tard, il visite le Mont Athos (en compagnie du grand poète
grec Anghélos Sikélianos), le Taygète dans le Péloponnèse, l’Engadine en
Suisse, où il suivra les traces de Nietzsche, le Mont Sinaï, où il essaie de
reconstituer la figure de Moïse. Au début des années ’30, il quitte pendant
deux ans Egine pour aller vivre en ermite à Gottesgab, en Tchécoslovaquie, sur
une haute montagne, l’Erzgebirge, près de la frontière allemande, où il
travaille heureux sur son Odyssée et
son roman Toda-Raba (écrit
directement en français). A son retour à Gottesgab d’un tour en Autriche, il
écrit à Prévélakis : « Je suis rentré avec joie à la petite
maison dans la forêt et j’ai retrouvé la paix. La sérénité, le soleil,
les sapins, la senteur de l’herbe fauchée –et devant moi de nouveau, la
pleine mer de l’Odyssée » (400 lettres, p. 252). La
haute montagne représente pour lui la sérénité, la solitude, mais aussi
l’élévation, la créativité, la liberté. Dans le chant XIV de l’Odyssée, Ulysse se retire sur une haute montagne afin de méditer,
sans que rien ne vienne le perturber, sur le sort de lui-même et de ses
compagnons. Et il choisit pour son exercice spirituel l’endroit le plus
sauvage possible, « une cime coupante et déserte, aux rocs acérés,
raide et rugueuse, sans eau, sans herbe, nid sauvage qui s’accorde avec son
esprit aquilin » (XIV, 44-46). Pour les mêmes raisons –le sentiment de
solitude, de créativité, de liberté- il aime le désert. Il sent même que
des affinités mystérieuses l’unissent avec lui : « Quand un jour
je suis entré dans le désert de l’Arabie, monté sur un chameau, et que
j’ai rencontré l’étendue infinie, désespérante, de sable jaune, rose,
bleu vers le soir, qui ondulait devant moi sans porter la moindre trace humaine,
une ivresse étrange s’est emparée de moi et mon cœur a poussé un cri,
comme l’épervier qui revient, après des années, des milliers d’années,
à son nid » (Lettre au Greco, p. 23).
Il faut ajouter ici que les liens de Kazantzaki avec la nature se
reflètent partout dans ses textes. Dans la presque totalité de ses œuvres
–son poème épique, ses romans, ses pièces de théâtre- c’est la campagne
et non pas la ville qui constitue le cadre où se déroulera l’action. Ses
héros –des paysans, des bergers, des saints, des guerriers, des navigateurs,
des personnages mythiques ou légendaires- vivent au sein de la nature et
tendent l’oreille à sa voix, cherchant derrière les apparences le sens
profond des choses. Car Kazantzaki ne voulait pas se limiter au monde
phénoménal, fini, statique. Il était parti, dès sa prime jeunesse, à la
recherche, selon son propre mot, de la substance supérieure et mystérieuse qui
vit et s’agite derrière les phénomènes. Dans la Lettre
au Greco, il déclare, s’adressant au Greco, son ancêtre mythique :
« Nous n’avons tous deux chassé pendant toute notre vie qu’une seule
chose, une vision cruelle, sanguinaire, indestructible, la substance. Pour elle,
de combien de coupes d’amertume les dieux et les hommes nous ont-ils
abreuvés, combien de sang et de sueur et de larmes avons-nous
versés ! » (p. 525).
Cette substance, Kazantzaki croit l’avoir trouvée dans la vision
mystique d’une force primordiale, créatrice de vie, qui représente le
dynamisme de la Natura naturans, de la
Nature naturante. Il faut dire d’emblée que cette vision est d’inspiration
bergsonienne. Kazantzaki a eu la chance d’assister aux cours du vendredi
d’Henri Bergson au Collège de France lors de ses études postuniversitaires
à Paris, de 1907 à 1909. L’enseignement du philosophe français fut
enraciné à jamais dans l’esprit du jeune Crétois : c’est le
bergsonisme, la philosophie dynamique du perpétuel devenir, qui a conditionné
plus que tout autre courant d’idées sa vision du monde et sa conception de
l’existence humaine. Peter Bien, un éminent commentateur de Kazantzaki, dit
qu’il n’est resté fidèle jusqu’à la fin de ses jours qu’à deux
idéologies : le démoticisme (c’est-à-dire la défense de la
démotique, la langue parlée par le peuple grec par opposition à la katharévoussa, la langue des érudits) et le bergsonisme. Dans Ascèse,
un petit ouvrage philosophique, cognitif et théologique écrit en 1922-1923 et
qui contient tout l’essentiel de sa pensée (une pensée qui va sous-tendre
par la suite toute son œuvre), on retrouve une vision du monde nouée autour de
la notion de l’élan vital, l’élan originel de la vie, ce présent éternel
de création, cet éternel rebondissement, cette totalité primordiale virtuelle
qui s’actualise et se différencie en traversant la matière. Je
me permets de rappeler quelques traits de base de cette force vitale. Elle
représente le processus évolutif de la vie, « l’évolution
créatrice », selon le terme bergsonien. L’élan vital crée de la
vie en transformant la matière inorganique, qui lui est un obstacle mais aussi
un instrument ; il s’actualise en se dissociant d’après des lignes de
différenciation, mais il témoigne encore dans chaque ligne de son unité et de
sa totalité subsistantes. Une fois la vie créée, l’élan vital, agissant
sans répit dans la fluidité de la « durée réelle »,
la fait avancer vers des formes de plus en plus complexes, dans une
marche en avant, qui, passant par les plantes et les animaux, aboutit à
l’être humain. « L’animal prend son appui sur la plante, écrit
Bergson, l’homme chevauche sur l’animalité, et l’humanité entière, dans
l’espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de
chacun d’entre nous, en avant et en arrière de nous ». C’est
seulement sur la ligne de l’Homme que l’élan
vital « passe » avec succès. L’homme en ce sens est bien
« la raison d’être du développement tout entier », selon le mot
de Bergson. Alors que les autres directions de la vie se ferment et tournent en
rond, alors qu’un « plan » distinct de la nature correspond à
chacune, l’homme au contraire est capable de brouiller les plans, de dépasser
son propre plan comme sa propre condition, pour exprimer enfin la Nature
naturante (j’ai repris ici l’analyse de Gilles Deleuze dans son essai sur le
bergsonisme).
Kazantzaki a remanié radicalement ce concept bergsonien, en le
réinterprétant et en l’élargissant, afin de l’adapter à sa propre
démarche conceptuelle. Qui plus est, il a su rendre la complexité de sa vision
du monde au moyen d’un système d’images simples, concrètes –des
métaphores, des comparaisons, des allégories (qui prennent souvent la forme de
fables, d’apologues et même de rêves), des personnifications, des
métonymies, des synecdoques, des symboles- d’une grande puissance
évocatrice, inspirées pour la plupart du monde naturel et, en particulier, du
monde animal et végétal. C’est ainsi que l’élan vital, cette force
mystique et impersonnelle, est personnifié et même déifié : il devient
dans Ascèse un Dieu mystérieux que nous portons au plus profond de
nous-mêmes et dont l’existence nous est révélée par notre intuition,
cette « donnée immédiate de la conscience », selon Bergson, notre
« cœur » ou « notre œil intérieur », selon Kazantzaki.
Il donne à son Dieu des noms retentissants : il l’appelle Dieu le grand
Extatique, le grand Combattant, le grand Vagabond, l’Invisible. Il le
représente également comme « une ligne rouge, sanglante » qui
transperce la matière, ou encore comme un grand Souffle (qui est l’archétype
même de la vie et de la création), un grand Cri, un Vent d’amour, Amour
impérieux, Amour mobilisé, la Rose des vents. Il dramatise son dynamisme
inhérent au moyen d’un réseau métaphorique centré sur les isotopies de la
lutte, du danger et de la marche ascendante, qui sont à leur tour englobées
dans l’isotopie plus large du sacré. Ce Dieu kazantzakien n’est pas
tout-puissant ; son effort de création et de nouveauté jaillissante est
présenté comme une lutte pénible contre l’obstacle de la matière :
« L’essence de mon Dieu, c’est la lutte »,
écrit-il dans Ascèse (p. 72).
Il n’est pas omniscient non plus, parce que son action de transmuer la
matière résultera chaque fois à une nouvelle création imprévisible. Enfin,
il n’est pas toute bonté : dans son effort de traverser les plantes, les
animaux et les hommes, il doit être sans pitié pour pouvoir opérer la
sélection qui est nécessaire pour l’avancement de la vie : « il
ne choisit que le meilleur », dit Kazantzaki. C’est pourquoi, sans être
tout-puissant, il est quand même impétueux et dur, d’où sa représentation
allégorique comme un oiseau de proie ou un fauve, qu’on retrouve souvent chez
notre auteur. Par exemple, dans le Jardin des rochers, un roman de 1936 écrit directement en
français, nous lisons : « Un souffle s’élance, gonfle et
fructifie la matière, traverse les plantes, transperce les animaux, crée
l’homme, il s’accroche à sa tête comme un oiseau de proie et jette un cri
strident : Notre tour est venu ! Le souffle s’empare de nous, il
transmue en nous la matière en esprit, il s’appuie sur notre cerveau, il
chevauche la semence et il se jette hors de nous en repoussant en arrière notre
corps et notre esprit » (p. 142). De même, dans la Dernière
Tentation, le saint esprit à la kazantzakienne, qui n’est autre que
l’élan vital, est représenté comme un oiseau de proie invisible qui enfonce
profondément ses griffes au sommet du crâne de Jésus, en lui criant d’une
voix stridente : « En
avant ! » Dans l’Odyssée,
il est « un rapace à l’œil rouge, qui fond et déchire les
chairs » (XIV, 118). N’empêche que dans l’imagerie kazantzakienne il
devient également, comme par exemple dans le Christ
recrucifié, un saint oiseau
paisible qui vole dans l’air, symbolisant ainsi le mobilisme perpétuel de
l’élan créateur : « A l’aube, le père Photis appuya sa tête
aux barreaux de fer du lit où reposait Manolios et s’endormit un instant. Il
fit un rêve : il poursuivait autour d’un arbre vert et touffu, un petit
oiseau jaune, une espèce de canari ; la poursuite commençait alors
qu’il était encore un tout jeune enfant ; les années passaient, il
grandissait, devenait un jeune homme, puis un homme ; ses cheveux et sa
moustache, noirs comme du jais au début, blanchissaient peu à peu ; il
vieillissait et continuait à poursuivre l’oiseau jaune, et celui-ci voletait
de branche en branche en chantant et lui échappait toujours… Ce rêve ne dura
que l’espace d’un éclair, mais, quand le père Photis sursauta et rouvrit
les yeux, il eut l’impression d’avoir vécu des milliers d’années et de
poursuivre pendant des milliers d’années, sans jamais se lasser, avec un
élan toujours renouvelé, un saint oiseau imprenable » (p. 465).
Kazantzaki s’imagine en plus que son Dieu est en péril et attend son
salut de l’homme (d’où le sous-titre d’Ascèse,
Salvatores Dei, « Les Sauveurs de Dieu »). Il
écrit : « Je frémis. Est-ce toi, mon Dieu ? [...] Tu
t’accroches aux arbres et aux animaux, tu t’appuies sur l’homme et tu
appelles. Tu escalades le précipice noir et insondable de la mort et tu
trembles. […] Dieu est en péril » (p. 70-71, 84). Ce Dieu en péril
proclame la mobilisation de tout l’univers : « Chair de notre
chair, il est en nous et risque tout. […] Nous sommes un. Du vermisseau
aveugle dans les profondeurs de l’océan jusqu’au flamboiement immense de la
voie lactée, c’est le même être qui lutte et risque : nous-mêmes.
Dans notre petite poitrine fragile un seul être lutte et risque :
l’Univers (p. 84). Non, Dieu ne nous sauvera pas ; c’est nous qui
sauverons Dieu par la lutte, par la création, par la transsubstantiation
(c’est le terme préféré de Kazantzaki, metoussiossi en grec) de la matière en esprit » (p. 86).
On voit que Kazantzaki investit l’homme de la responsabilité
suprême de venir à l’aide de Dieu, le rendant ainsi solidaire de toute la
nature et de tout l’univers : « Et à présent, dira notre auteur
dans la Lettre au Greco, pour la
première fois depuis que le monde existe, il est donné à l’homme d’entrer
dans l’atelier de Dieu et de travailler avec lui. Et plus il transforme la
chair en amour, en vaillance et en liberté, plus il devient Fils de Dieu.
C’est un devoir accablant, insatiable. Toute ma vie j’ai lutté, et je lutte
encore, mais il reste toujours des ténèbres, une lie au fond du cœur, et la
lutte recommence sans cesse. […] Au fur et à mesure que j’avance,
traversant les couches successives de mon âme –l’individu, la race, le
genre humain- pour trouver le terrible premier ancêtre, l’horreur sacrée
s’empare davantage de moi. […] Cet ancêtre est la bête massive, brute, que
l’on m’a donnée pour que je la transforme en homme ; et, si je peux,
si j’en ai le temps, pour que je la fasse monter encore plus haut que
l’homme. Quelle ascension terrifiante du singe à l’homme, de l’homme à
Dieu ! » (p. 18-19).
Si l’action du Dieu kazantzakien est sacrée par définition, on voit
que l’action de l’homme, en tant que collaborateur de Dieu, est tout aussi
sacrée. C’est ainsi que le héros kazantzakien part à l’assaut pour briser
ses frontières, c’est-à-dire sa nature, sa condition humaine et accéder à
une forme de vie supérieure. La lutte qu’il doit mener est à l’image de
celle que mène l’élan vital pour surmonter les obstacles que la matière
dresse sur son chemin. Il suit un processus qui consiste à s’affranchir
graduellement de la matérialité pour accéder à une spiritualité totale, ce
que Kazantzaki appelle, nous l’avons vu, transsubstantiation
de la matière ou de la chair en esprit ; c’est une sorte de
leitmotiv qui revient à maintes reprises dans ses textes. Pour atteindre ce but
sublime, pour mener cette « lutte incessante et impitoyable » entre
la chair et l’esprit, le héros kazantzakien (à l’exception de Zorba le
terrestre) se fait une vie d’ascèse, que sous-tend son mobilisme continuel,
sa disponibilité permanente au combat, sa tension d’âme qui ne connaît pas
de répit. Il doit prendre des risques, passer par de dures épreuves, réprimer
ses désirs, « vaincre les pièges fleuris de la terre, transpercer la
croûte de graisse d’habitudes et de lâcheté » qui enveloppe son âme.
Encore plus : il doit tenter au-delà du possible, l’impossible.
Etroitement liée à la notion de l’ascèse est celle de la création,
qui est en fait une ascèse, un effort pénible du héros pour tirer de soi son
œuvre. Le fruit suprême de l’ascèse et de la création est la liberté, une
idée qui revient avec insistance dans l’œuvre de Kazantzaki. Son ascèse
libère le héros de la contrainte de la matière, ainsi que de
l’asservissement à ses passions, alors que son action créatrice le libère
en le poussant à se hausser au-dessus de soi-même.
Dans chaque œuvre de Kazantzaki, dans son poème épique, ses tragédies
et ses grands romans, le thème central est l’aventure existentielle du
héros, qui n’est jamais statique, mais dynamique. Car le héros n’est
pas dès le début, il devient au fur et à mesure que l’œuvre
avance vers son dénouement. La seule exception, c’est Alexis Zorba, qui
apparaît sur la scène du texte ayant déjà fait l’apprentissage d’une vie
exubérante et libre. Dans toutes les autres œuvres, le lecteur assiste à
l’histoire d’un devenir, d’une ascension du héros (« il gravit,
exténué, la montagne abrupte de sa destinée », dit Kazantzaki) à
travers les stades de son existence vers une spiritualisation totale, suivie, le
plus souvent, par sa mort. Il s’agit d’une transfiguration, d’une vraie
métamorphose existentielle intervenant graduellement mais sans se manifester
ouvertement. Elle reste dissimulée, implicite ; c’est par des indices
indirects que le lecteur s’en rend compte.
Or, ce qui est vraiment original chez Kazantzaki, c’est qu’il peuple
souvent ses textes d’êtres imaginaires, inspirés du monde naturel, végétal
ou animal, dont l’effort pour dépasser leur propre nature est parallèle à
l’évolution transfiguratrice du héros. Ces êtres font leur apparition dans
des fables, des contes ou même des rêves allégoriques comportant des
métamorphoses d’animaux ou de plantes personnifiés, qui ne font que
représenter la transfiguration du héros. Pourtant, ici, les métamorphoses
sont ouvertes, explicites, bien que présentées sous une forme extrêmement
condensée et figée en symbole. C’est un procédé qui fait surgir à la
surface du texte ce qui n’était qu’implicite et qui vise à mieux
souligner, par la répétition du même, l’aventure existentielle du héros.
On retrouve dans ces allégories les isotopies du sacré, de l’ascèse, de la
lutte, du danger, de la création, de la marche ascendante, qui caractérisent
aussi l’évolution du héros. La fable si sobre de l’amandier couvre tous
ces aspects : « J’ai dit à l’amandier : -Frère, parle-moi
de Dieu. Et l’amandier a fleuri » (Lettre
au Greco, p. 234). Ici, les
notions de la lutte et du danger sont sous-entendues, puisque l’amandier
fleurit en Grèce au milieu de l’hiver et doit se battre contre les
intempéries. Dans l’Odyssée, on assiste à l’ascèse d’un poirier sauvage :
« Au troisième jour, l’Homme incertain aperçut sur un promontoire un
poirier sauvage et noueux qui fleurissait au soleil. Droit et vaillant, il se
battait depuis longtemps contre les éléments, l’orage, le vent
tourbillonnant, la vermine, le gel, tout en tissant avec patience et lenteur le
poires dans son écorce. A ce moment, il était couvert de fleurs, frémissant
comme une jeune épouse. Le cœur bourrelé de l’Irascible s’inondait de
joie : longtemps, debout, il regarda dans l’ombre du soir son frère
lointain, vainqueur, rivé aux rochers. Tout le poids que le sort lui avait
donné, terre, eau, pierre, obstinément il en faisait une fleur légère au
soleil » (XIV, 313-323). Et le rosier lutte aussi pour créer la
rose : « Un jour les orties demandèrent au rosier : -Sire
rosier, ne veux-tu pas nous apprendre à nous aussi ton secret ? Comment
t’y prends-tu pour faire la rose ? Et le rosier répondit : -Mon
secret est tout simple, mes sœurs les orties. Tout l’hiver, avec patience,
confiance et amour je travaille la terre, et je n’ai qu’une chose à
l’esprit, la rose. Les pluies me fouettent, les vents m’effeuillent, les
neiges m’étouffent, mais je n’ai qu’une chose à l’esprit, la rose.
Voilà mon secret, mes sœurs les orties » (Lettre au Greco, p. 503-504). Dans un conte inséré dans Le
Christ recrucifié, on retrouve l’ascèse pénible d’un pigeon
sauvage : « Il était une fois deux oiseleurs qui s’en allèrent
tendre des pièges sur une montagne. Ils les tendirent et, en revenant le
lendemain, que virent-ils ? Leurs filets étaient pleins de pigeons
sauvages. Les pauvres bêtes s’étaient jetées contre le filet dans un effort
désespéré pour s’échapper, mais les mailles étaient trop serrées ;
les pigeons s’étaient finalement blottis l’un contre l’autre et
attendaient en tremblant. -Ils n’ont que les os et la peau, ces damnés
oiseaux, dit l’un des chasseurs. Comment les vendre au marché ?
–Nourrissons-les bien pendant quelques jours pour les engraisser, dit
l’autre. Ils leur donnèrent du grain en abondance, leur apportèrent de
l’eau. Les pigeons se mirent à manger et à boire avidement. Un seul refusa
de toucher au grain. Les jours suivants, on les nourrit de même. Les pigeons
grossissaient à vue d’œil. Seul le réfractaire maigrissait et tentait sans
arrêt de passer à travers les mailles du filet. Enfin les chasseurs vinrent
les chercher pour les emporter au marché. Le pigeon qui avait refusé de manger
avait tellement maigri que, d’un coup d’aile, il traversa le filet et
s’envola, libre, dans l’air » (p. 167-168). Parfois, seul le dernier stade
apparaît, la métamorphose finale, le stade de la lutte et/ou de l’ascèse
étant éliminé : « A l’origine, la chauve-souris était une
simple souris qui logeait dans les fondations d’une église. Une nuit, elle
sortit de son trou, grimpa sur l’hôtel et mangea un morceau de pain bénit.
Aussitôt, des ailes jaillirent de son dos et elle devint notre sœur la
chauve-souris » (p. 276). L’image des ailes qui poussent, entraînant chez
l’animal un changement de sa nature, revient souvent chez Kazantzaki. Elle
engendre même, à l’en croire, deux des symboles qui expriment par excellence
« la marche de son âme » : « Il y a trois créatures de
Dieu qui m’ont toujours envoûté et avec qui j’ai toujours éprouvé un
sentiment de mystérieuse unité ; elles me sont toujours apparues comme
des symboles qui exprimaient la marche de mon âme : la chenille qui
devient papillon, le poisson volant qui bondit hors de l’eau, luttant pour
dépasser sa nature, et le ver à soie qui fabrique la soie avec ses propres
entrailles » (Lettre au Greco,
p. 513). Dans Le Pauvre d’Assise, il
y a le dialogue suivant entre Frère Léon et Saint-François :
« -Moi, j’ai l’impression d’être un ver profondément enfoui dans
la terre. Toute la terre pèse sur moi et m’écrase. Alors je me mets à
creuser un couloir pour monter à la surface. C’est un dur travail que de
percer toute l’épaisseur de la terre, mais je suis patient car, lorsque
j’apparaîtrai à la lumière, je le sens, je me changerai en papillon.
–C’est cela. C’est tout à fait cela ! cria François joyeusement.
J’ai compris maintenant ! Que Dieu te protège, Frère Léon ! Nous
sommes deux verres de terre et nous désirons devenir des papillons » (p.
70). Dans ce même roman, Saint-François raconte au Frère Léon la fable
facétieuse, mais pleine de sens, de l’escargot : « Ecoute :
le premier petit animal qui se présenta à la porte du Paradis, fut
l’escargot. Pierre se pencha et le caressa du bout de son bâton : -Que
viens-tu chercher ici, mon petit escargot ? lui dit-il.
–L’immortalité, répondit l’escargot. Pierre éclata de rire.
–L’immortalité ! Et qu’est-ce que tu en feras, toi, de
l’immortalité ? –Ne ris pas, répliqua l’escargot. Ne suis-je pas
une créature de Dieu, moi aussi ? Ne suis-je pas un fils de Dieu, comme
l’archange Michel ? Je suis l’archange Escargot, voilà ! –Et
où son tes ailes d’or, tes sandales rouges, ton glaive ? –Ils sont
au-dedans de moi. Ils dorment, ils attendent. –Qu’attendent-ils, donc ?
–Le Grand Moment. –Quel Grand Moment ? –Celui-ci, répondit
l’escargot et le temps de dire celui-ci, il fit un saut comme s’il lui avait
poussé des ailes et entra au Paradis » (p. 110).
Je ne voudrais pas finir ce tour d’horizon des métamorphoses
d’êtres vivants sans revenir à l’un des symboles par excellence de
Kazantzaki, le ver à soie. Voici comment il sacralise, dans la Lettre
au Greco, sa métamorphose qui ne fait que représenter l’évolution
créatrice elle-même : « Et un jour, dans une île grecque, j’ai
vu –l’ai-je vu ou seulement rêvé que je voyais ?- dans une chapelle
de campagne, une icône de la Vierge que les fidèles avaient entourée d’un
cadre d’épines, où ils avaient semé quelques œufs de ver à soie. Les œufs
étaient éclos, les petites chenilles miraculeuses étaient sorties et tous les
jours on les nourrissait de feuilles de mûrier. Le jour où j’ai vu
l’icône, les vers à soie avaient achevé leur œuvre, ils avaient
transformé les feuilles de mûrier, en avaient fait de la soie et la Vierge
était encadrée d’un cocon éclatant. Ah, si je pouvais rester devant elle
jusqu’au printemps, pensais-je, pour voir les cocons ouverts et la Mère de
Dieu entourée de papillons tout blancs et duveteux, les ‘âmes’, comme les
appelle le peuple, avec leurs yeux minuscules et brillants, […] des symboles
sacrés et prophétiques » (513-514).
Mais il y a un autre grand symbole de l’imagerie kazantzakienne,
inspiré cette fois d’une force de la nature : le feu. Le feu symbolise,
d’une part, le mouvement réactif-destructeur de l’élan vital, qui, dans
son effort de transformer l’inerte en vivant pour pouvoir continuer sa course
féconde dans l’éternité, brise les moules de la matière, dorénavant
dépassés et par là incapables de le contenir. Par exemple, dans la Lettre
au Greco, le feu détruit Sodome et Gomorrhe, ainsi que Pompéi,
« pour que le torrent de l’esprit puisse s’écouler » (p. 442, 444).
Mais dans son effort pénible de devenir lumière, le feu symbolise également
le mouvement actif-créateur de l’élan vital, par lequel celui-ci crée une
nouvelle forme de vie. On lit dans la Lettre
au Greco : « J’avançais avec assurance parce que je
connaissais mon véritable visage et mon unique devoir : travailler ce
visage, […] le transformer en feu et […] faire de ce feu une
lumière » (p. 22). Ce feu
transformateur, purificateur, épouse le mouvement ascendant de la vie
triomphante. Un exemple tiré de l’Odyssée :
« L’incendie intérieur est devenu lumière et la lumière a escaladé
le front escarpé de l’homme » (XIV, 1320-1321).
J’ai évoqué jusqu’à présent l’aspect positif, créateur de la
nature chez Kazantzaki. Or, on y rencontre également son aspect négatif,
destructeur, qui intervient pour annuler l’effort de l’homme. Je donne deux
exemples : dans l’Odyssée, la Cité idéale qu’Ulysse fonde en Afrique, près des
sources du Nil, sera détruite, aussitôt construite, par l’éruption d’un
volcan. Dans la tragédie Bouddha,
l’inondation du fleuve Yang-Tsé entraînera également la disparition d’une
cité entière. Dans ces deux cas, les héros, Ulysse ou le vieux mandarin (le
personnage principal dans Bouddha), ne
réagissent pas, se résignant à leur sort. On retrouve ici, sans aucun doute,
l’influence que Kazantzaki avait reçue de l’enseignement bouddhique, une
influence qui l’a accompagné jusqu’à la fin de sa vie. Pourtant, dans Alexis
Zorba, il y a deux histoires parallèles, l’une au début et l’autre à
la fin du livre. Dans la première, qui est le dialogue du Bouddha et du Berger
(p. 26-27), une violente tempête anéantit le monde du Berger, emportant tout
ce dont il s’enorgueillissait, sa cabane, son feu, ses prairies, ses vaches,
sa femme, et le laissant incapable d’agir. Dans la seconde histoire,
symétriquement opposée à la première, la poussée de la vie l’emporte sur
le néant bouddhique (c’est Zorba qui raconte) : « Une nuit, sur
une montagne de Macédoine couverte de neige, un vent terrible s’était levé.
Il secouait la petite cabane où je m’étais niché et voulait la culbuter.
Mais moi, je l’avais bien consolidée. J’étais assis tout seul devant la
cheminée où le feu brûlait. Je riais et je provoquais le vent en lui
criant : ‘Tu n’entreras pas dans ma cabane, je ne t’ouvrirai pas, tu
n’éteindras pas mon feu, tu ne me feras pas crouler’ » (p. 327-328).
Pour conclure, je dirai que la nature, qui tient une place primordiale
dans l’œuvre de Kazantzaki, est doublement sacrée pour lui. Tout d’abord,
sous son aspect de nature naturée, elle est un refuge, une consolation et une
source d’inspiration pour sa création littéraire. Mais encore plus, sous son
autre aspect, celui de la nature naturante, elle est le champ d’action des
forces qui ont créé l’univers et font évoluer la vie à l’infini. Dans Le
Jardin des rochers, est
évoqué l’enseignement d’un vieux sage japonais: « Ne peignez
pas la chose créée, mais les forces créatrices qui l’ont créée »
(p. 27). Et justement, pendant toute sa vie et à travers une œuvre immense,
Kazantzaki n’a fait qu’essayer de saisir, derrière le monde des
phénomènes, les forces créatrices qui l’ont créé.