OEUVRES CITEES DE N. KAZANTZAKI DANS CETTE CONFERENCE

 

                                              

                                              Nikos Kazantzaki et la nature

par Athéna Vouyouca

 

      Nikos Kazantzaki, ce grand écrivain et penseur grec, a toujours eu des liens privilégiés avec la nature, qui ont conditionné dans une grande mesure son mode de vie mais qui se reflètent aussi et surtout dans son œuvre et jusque dans son écriture même.

 

      Kazantzaki était un homme solitaire avec des tendances ascétiques. Quand il ne voyageait pas, il vivait retiré du monde, dans une « sainte solitude », selon son propre mot, trouvant refuge dans la nature qui l’entourait, cette Natura naturata ou nature naturée, comme on a rendu en français ce terme spinoziste, qui lui offrait généreusement, par son calme et sa beauté, les conditions idéales pour méditer et écrire.  Il a eu ses premiers contacts avec la nature en Crète, son île natale, cette « grande île noble », comme il l’appelle, où il passera son enfance et son adolescence.  Il aime la Crète non seulement pour son histoire ou ses habitants ou sa culture mais encore pour sa beauté naturelle. Dans son roman La liberté ou la mort, le Capétan Michel exprime son admiration pour la beauté de la Crète, et c’est comme si l’on entendait parler Kazantzaki lui-même : « Le Capétan Michel soupira et d’un regard embué de larmes il parcourut la mer, puis la plaine, puis les montagnes. Ses narines palpitèrent, le thym et la sauge embaumaient les pierres crétoises. -Comme elle est belle, la Crète, murmura-t-il. Comme elle est belle ! Je voudrais être un aigle pour l’admirer toute entière du haut du ciel. En vérité, si un aigle passait au-dessus d’elle au beau milieu du jour, il jouirait pleinement de toutes ses beautés : des ondulations de son corps ferme, brûlé par le soleil, du scintillement de ses rivages, tantôt clairs et sablonneux, tantôt  accidentés, abrupts et rouges comme du sang » (p. 65). Plus tard, quand il parcourra, jeune encore, toute la Grèce, il sera profondément touché par la beauté de ses paysages, âpres et tendres à la fois. Voici ce qu’il écrit dans son autobiographie spirituelle Rapport au Greco (traduit en français comme Lettre au Greco) : « En cet instant  le soleil est apparu et s’est mis à briller, tel qu’il était le premier jour où il est sorti des mains de Dieu. La mer […] s’est mise aussi à briller […]. D’un côté les vagues, comme des chevaux homériques, avec leur crinière blanche –c’étaient de longs vers d’Homère, pleins de fraîcheur ; de l’autre côté, l’olivier d’Athéna, tout gorgé d’huile et de lumière, le laurier d’Apollon et les vignes miraculeuses de Dionysos, toutes gorgées de vin et de chansons. Une terre sèche, sobre ; des pierres rosies par le soleil ; les montagnes bleues ondulaient dans les hauteurs de l’air, fumaient dans la lumière. Toutes nues, elles se chauffaient calmement au soleil, comme des athlètes au repos. Je marchais et […] toutes les merveilles qui m’entouraient entraient en moi, je fleurissais, riais et résonnais comme la corde d’un arc. Et mon âme, comme elle se perdait en ce dimanche, disparaissait en piaillant  dans la lumière matinale, pareille à l’alouette ! […] Quelle joie est-ce là ! murmurais-je,  comme le corps virginal de la Grèce nage et se soulève au-dessus des flots ; le soleil s’étend sur elle comme un fiancé ! Comme il a dompté la pierre et l’eau, affiné la matière inerte et grossièrement taillée, pour n’en conserver que la substance » (p. 134-135). Dans Alexis Zorba, il décrit un voyage en automne dans la mer Egée : « Mer, douceur automnale, îles baignées de lumière, voile diaphane de petite pluie qui couvrait l’immortelle nudité de la Grèce. Heureux, pensai-je, l’homme à qui il a été donné, avant de mourir, de naviguer dans la mer Egée. Nombreuses sont les joies de ce monde –les femmes, les fruits, les idées. Mais fendre cette mer-là, par un tendre automne, en murmurant le nom de chaque île, je crois qu’il n’est pas de joie qui, davantage, plonge le cœur de l’homme dans le Paradis. Nulle part ailleurs on ne passe aussi sereinement ni plus aisément de la réalité au rêve. Les frontières s’amenuisent et des mâts du plus vétuste des bateaux s’élancent rameaux et grappes. On dirait qu’ici, en Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité» (p. 23). Il s’installe enfin pendant 19 ans –de 1927 à 1946- dans la petite île d’Egine, au milieu de la nature, pour s’adonner sans perturbations à son travail créateur. En juin 1935, en rentrant à Egine d’un long voyage en Chine et au Japon, il écrit à Pandélis Prévélakis, son ami intime et son principal exégète : « J’ai retrouvé le bonheur et la joie. La solitude est pour moi comme la femme pour le guerrier. La mer, le soleil, le calme ; le jour est immense, je dors en haut sur la terrasse, avec toutes les étoiles au-dessus de moi, je me réveille à l’aube et je pense à l’Odyssée [son grand poème épique] ; je ne parle pas, je ne vois personne, le temps est plein de substance» (400 lettres de Kazantzaki à Prévélakis, p. 447). Je rappelle aussi qu’il a choisi, pour passer les neuf dernières années de sa vie, de 1948 à 1957, la ville d’Antibes qui ne cessait de lui rappeler la Grèce, avec sa mer bleue, ses pins, ses arbres fruitiers qu’il énumère dans ses lettres à Prévélakis : « J’ai loué pour une année cette villa gracieuse […]. Je pense que je suis heureux. Le jardin est exquis : des citronniers, des mandariniers, un figuier, un olivier énorme chargé d’olives, un néflier, un abricotier, trois mirabelliers chargés de fruits, un eucalyptus, des cyprès, des lauriers d’Apollon, des lauriers roses, des herbes odorantes » (400 lettres, p. 590). C’est à Antibes, d’ailleurs, au milieu de cette nature méditerranéenne, qu’il créera tous ses grands romans (à l’exception d’Alexis Zorba, écrit à Egine), ainsi que quelques unes de ses tragédies.

 

      A part la mer, les îles grecques et le paysage méditerranéen, il avait également une prédilection pour la haute montagne. « Si l’on ouvre mon cœur, dit-il quelque part, on y trouvera une montagne abrupte et un homme tout seul qui la gravit. » A l’instar de Nietzsche, son grand gourou, il était lui aussi dressé vers les cimes dans l’air purifié et raréfié de la montagne. Il avait connu, quand il était jeune, les montagnes de Crète, en particulier le Psiloritis (l’Ida) qui s’élève au-dessus d’Héraklion, sa ville natale. Plus tard, il visite le Mont Athos (en compagnie du grand poète grec Anghélos Sikélianos), le Taygète dans le Péloponnèse, l’Engadine en Suisse, où il suivra les traces de Nietzsche, le Mont Sinaï, où il essaie de reconstituer la figure de Moïse. Au début des années ’30, il quitte pendant deux ans Egine pour aller vivre en ermite à Gottesgab, en Tchécoslovaquie, sur une haute montagne, l’Erzgebirge, près de la frontière allemande, où il travaille heureux sur son Odyssée et son roman Toda-Raba (écrit directement en français). A son retour à Gottesgab d’un tour en Autriche, il écrit à Prévélakis : « Je suis rentré avec joie à la petite maison dans la forêt et j’ai retrouvé la paix. La sérénité, le soleil, les sapins, la senteur de l’herbe fauchée –et devant moi de nouveau, la pleine mer de l’Odyssée » (400 lettres, p. 252). La haute montagne représente pour lui la sérénité, la solitude, mais aussi l’élévation, la créativité, la liberté. Dans le chant XIV de l’Odyssée, Ulysse se retire sur une haute montagne afin de méditer, sans que rien ne vienne le perturber, sur le sort de lui-même et de ses compagnons. Et il choisit pour son exercice spirituel l’endroit le plus sauvage possible, « une cime coupante et déserte, aux rocs acérés, raide et rugueuse, sans eau, sans herbe, nid sauvage qui s’accorde avec son esprit aquilin » (XIV, 44-46). Pour les mêmes raisons –le sentiment de solitude, de créativité, de liberté- il aime le désert. Il sent même que des affinités mystérieuses l’unissent avec lui : « Quand un jour je suis entré dans le désert de l’Arabie, monté sur un chameau, et que j’ai rencontré l’étendue infinie, désespérante, de sable jaune, rose, bleu vers le soir, qui ondulait devant moi sans porter la moindre trace humaine, une ivresse étrange s’est emparée de moi et mon cœur a poussé un cri, comme l’épervier qui revient, après des années, des milliers d’années, à son nid » (Lettre au Greco, p. 23).

 

      Il faut ajouter ici que les liens de Kazantzaki avec la nature se reflètent partout dans ses textes. Dans la presque totalité de ses œuvres –son poème épique, ses romans, ses pièces de théâtre- c’est la campagne et non pas la ville qui constitue le cadre où se déroulera l’action. Ses héros –des paysans, des bergers, des saints, des guerriers, des navigateurs, des personnages mythiques ou légendaires- vivent au sein de la nature et tendent l’oreille à sa voix, cherchant derrière les apparences le sens profond des choses. Car Kazantzaki ne voulait pas se limiter au monde phénoménal, fini, statique. Il était parti, dès sa prime jeunesse, à la recherche, selon son propre mot, de la substance supérieure et mystérieuse qui vit et s’agite derrière les phénomènes. Dans la  Lettre au Greco, il déclare, s’adressant au Greco, son ancêtre mythique : « Nous n’avons tous deux chassé pendant toute notre vie qu’une seule chose, une vision cruelle, sanguinaire, indestructible, la substance. Pour elle, de combien de coupes d’amertume les dieux et les hommes nous ont-ils abreuvés, combien de sang et de sueur et de larmes avons-nous versés ! » (p. 525).

 

   Cette substance, Kazantzaki croit l’avoir trouvée dans la vision mystique d’une force primordiale, créatrice de vie, qui représente le dynamisme de la Natura naturans, de la Nature naturante. Il faut dire d’emblée que cette vision est d’inspiration bergsonienne. Kazantzaki a eu la chance d’assister aux cours du vendredi d’Henri Bergson au Collège de France lors de ses études postuniversitaires à Paris, de 1907 à 1909. L’enseignement du philosophe français fut enraciné à jamais dans l’esprit du jeune Crétois : c’est le bergsonisme, la philosophie dynamique du perpétuel devenir, qui a conditionné plus que tout autre courant d’idées sa vision du monde et sa conception de l’existence humaine. Peter Bien, un éminent commentateur de Kazantzaki, dit qu’il n’est resté fidèle jusqu’à la fin de ses jours qu’à deux idéologies : le démoticisme (c’est-à-dire la défense de la démotique, la langue parlée par le peuple grec par opposition à la katharévoussa, la langue des érudits) et le bergsonisme. Dans Ascèse, un petit ouvrage philosophique, cognitif et théologique écrit en 1922-1923 et qui contient tout l’essentiel de sa pensée (une pensée qui va sous-tendre par la suite toute son œuvre), on retrouve une vision du monde nouée autour de la notion de l’élan vital, l’élan originel de la vie, ce présent éternel de création, cet éternel rebondissement, cette totalité primordiale virtuelle qui s’actualise et se différencie en traversant la matière.  Je me permets de rappeler quelques traits de base de cette force vitale. Elle représente le processus évolutif de la vie, « l’évolution créatrice », selon le terme bergsonien.  L’élan vital crée de la vie en transformant la matière inorganique, qui lui est un obstacle mais aussi un instrument ; il s’actualise en se dissociant d’après des lignes de différenciation, mais il témoigne encore dans chaque ligne de son unité et de sa totalité subsistantes. Une fois la vie créée, l’élan vital, agissant sans répit dans la fluidité de la « durée réelle »,  la fait avancer vers des formes de plus en plus complexes, dans une marche en avant, qui, passant par les plantes et les animaux, aboutit à l’être humain. « L’animal prend son appui sur la plante, écrit Bergson, l’homme chevauche sur l’animalité, et l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun d’entre nous, en avant et en arrière de nous ». C’est seulement sur la ligne de l’Homme que  l’élan vital « passe » avec succès. L’homme en ce sens est bien « la raison d’être du développement tout entier », selon le mot de Bergson. Alors que les autres directions de la vie se ferment et tournent en rond, alors qu’un « plan » distinct de la nature correspond à chacune, l’homme au contraire est capable de brouiller les plans, de dépasser son propre plan comme sa propre condition, pour exprimer enfin la Nature naturante (j’ai repris ici l’analyse de Gilles Deleuze dans son essai sur le bergsonisme).

 

      Kazantzaki a remanié radicalement ce concept bergsonien, en le réinterprétant et en l’élargissant, afin de l’adapter à sa propre démarche conceptuelle. Qui plus est, il a su rendre la complexité de sa vision du monde au moyen d’un système d’images simples, concrètes –des métaphores, des comparaisons, des allégories (qui prennent souvent la forme de fables, d’apologues et même de rêves), des personnifications, des métonymies, des synecdoques, des symboles- d’une grande puissance évocatrice, inspirées pour la plupart du monde naturel et, en particulier, du monde animal et végétal. C’est ainsi que l’élan vital, cette force mystique et impersonnelle, est personnifié et même déifié : il devient dans Ascèse un Dieu mystérieux que nous portons au plus profond de nous-mêmes et dont l’existence nous est révélée par notre intuition, cette « donnée immédiate de la conscience », selon Bergson, notre « cœur » ou « notre œil intérieur », selon Kazantzaki. Il donne à son Dieu des noms retentissants : il l’appelle Dieu le grand Extatique, le grand Combattant, le grand Vagabond, l’Invisible. Il le représente également comme « une ligne rouge, sanglante » qui transperce la matière, ou encore comme un grand Souffle (qui est l’archétype même de la vie et de la création), un grand Cri, un Vent d’amour, Amour impérieux, Amour mobilisé, la Rose des vents. Il dramatise son dynamisme inhérent au moyen d’un réseau métaphorique centré sur les isotopies de la lutte, du danger et de la marche ascendante, qui sont à leur tour englobées dans l’isotopie plus large du sacré. Ce Dieu kazantzakien n’est pas tout-puissant ; son effort de création et de nouveauté jaillissante est présenté comme une lutte pénible contre l’obstacle de la matière : « L’essence de mon Dieu, c’est la lutte », écrit-il dans Ascèse (p. 72).  Il n’est pas omniscient non plus, parce que son action de transmuer la matière résultera chaque fois à une nouvelle création imprévisible. Enfin, il n’est pas toute bonté : dans son effort de traverser les plantes, les animaux et les hommes, il doit être sans pitié pour pouvoir opérer la sélection qui est nécessaire pour l’avancement de la vie : « il ne choisit que le meilleur », dit Kazantzaki. C’est pourquoi, sans être tout-puissant, il est quand même impétueux et dur, d’où sa représentation allégorique comme un oiseau de proie ou un fauve, qu’on retrouve souvent chez notre auteur. Par exemple, dans le Jardin des rochers, un roman de 1936 écrit directement en français, nous lisons : « Un souffle s’élance, gonfle et fructifie la matière, traverse les plantes, transperce les animaux, crée l’homme, il s’accroche à sa tête comme un oiseau de proie et jette un cri strident : Notre tour est venu ! Le souffle s’empare de nous, il transmue en nous la matière en esprit, il s’appuie sur notre cerveau, il chevauche la semence et il se jette hors de nous en repoussant en arrière notre corps et notre esprit » (p. 142). De même, dans la Dernière Tentation, le saint esprit à la kazantzakienne, qui n’est autre que l’élan vital, est représenté comme un oiseau de proie invisible qui enfonce profondément ses griffes au sommet du crâne de Jésus, en lui criant d’une voix  stridente : « En avant ! » Dans l’Odyssée, il est « un rapace à l’œil rouge, qui fond et déchire les chairs » (XIV, 118). N’empêche que dans l’imagerie kazantzakienne il devient également, comme par exemple dans le Christ recrucifié,  un saint oiseau paisible qui vole dans l’air, symbolisant ainsi le mobilisme perpétuel de l’élan créateur : « A l’aube, le père Photis appuya sa tête aux barreaux de fer du lit où reposait Manolios et s’endormit un instant. Il fit un rêve : il poursuivait autour d’un arbre vert et touffu, un petit oiseau jaune, une espèce de canari ; la poursuite commençait alors qu’il était encore un tout jeune enfant ; les années passaient, il grandissait, devenait un jeune homme, puis un homme ; ses cheveux et sa moustache, noirs comme du jais au début, blanchissaient peu à peu ; il vieillissait et continuait à poursuivre l’oiseau jaune, et celui-ci voletait de branche en branche en chantant et lui échappait toujours… Ce rêve ne dura que l’espace d’un éclair, mais, quand le père Photis sursauta et rouvrit les yeux, il eut l’impression d’avoir vécu des milliers d’années et de poursuivre pendant des milliers d’années, sans jamais se lasser, avec un élan toujours renouvelé, un saint oiseau imprenable » (p. 465).

     

   Kazantzaki s’imagine en plus que son Dieu est en péril et attend son salut de l’homme (d’où le sous-titre d’Ascèse, Salvatores Dei, « Les Sauveurs de Dieu »). Il écrit : « Je frémis. Est-ce toi, mon Dieu ? [...] Tu t’accroches aux arbres et aux animaux, tu t’appuies sur l’homme et tu appelles. Tu escalades le précipice noir et insondable de la mort et tu trembles. […] Dieu est en péril » (p. 70-71, 84). Ce Dieu en péril proclame la mobilisation de tout l’univers : « Chair de notre chair, il est en nous et risque tout. […] Nous sommes un. Du vermisseau aveugle dans les profondeurs de l’océan jusqu’au flamboiement immense de la voie lactée, c’est le même être qui lutte et risque : nous-mêmes. Dans notre petite poitrine fragile un seul être lutte et risque : l’Univers (p. 84). Non, Dieu ne nous sauvera pas ; c’est nous qui sauverons Dieu par la lutte, par la création, par la transsubstantiation (c’est le terme préféré de Kazantzaki, metoussiossi en grec) de la matière en esprit » (p. 86).

   

   On voit que Kazantzaki investit l’homme de la responsabilité suprême de venir à l’aide de Dieu, le rendant ainsi solidaire de toute la nature et de tout l’univers : « Et à présent, dira notre auteur dans la Lettre au Greco, pour la première fois depuis que le monde existe, il est donné à l’homme d’entrer dans l’atelier de Dieu et de travailler avec lui. Et plus il transforme la chair en amour, en vaillance et en liberté, plus il devient Fils de Dieu. C’est un devoir accablant, insatiable. Toute ma vie j’ai lutté, et je lutte encore, mais il reste toujours des ténèbres, une lie au fond du cœur, et la lutte recommence sans cesse. […] Au fur et à mesure que j’avance, traversant les couches successives de mon âme –l’individu, la race, le genre humain- pour trouver le terrible premier ancêtre, l’horreur sacrée s’empare davantage de moi. […] Cet ancêtre est la bête massive, brute, que l’on m’a donnée pour que je la transforme en homme ; et, si je peux, si j’en ai le temps, pour que je la fasse monter encore plus haut que l’homme. Quelle ascension terrifiante du singe à l’homme, de l’homme à Dieu ! » (p. 18-19).

  

   Si l’action du Dieu kazantzakien est sacrée par définition, on voit que l’action de l’homme, en tant que collaborateur de Dieu, est tout aussi sacrée. C’est ainsi que le héros kazantzakien part à l’assaut pour briser ses frontières, c’est-à-dire sa nature, sa condition humaine et accéder à une forme de vie supérieure. La lutte qu’il doit mener est à l’image de celle que mène l’élan vital pour surmonter les obstacles que la matière dresse sur son chemin. Il suit un processus qui consiste à s’affranchir graduellement de la matérialité pour accéder à une spiritualité totale, ce que Kazantzaki appelle, nous l’avons vu, transsubstantiation  de la matière ou de la chair en esprit ; c’est une sorte de leitmotiv qui revient à maintes reprises dans ses textes. Pour atteindre ce but sublime, pour mener cette « lutte incessante et impitoyable » entre la chair et l’esprit, le héros kazantzakien (à l’exception de Zorba le terrestre) se fait une vie d’ascèse, que sous-tend son mobilisme continuel, sa disponibilité permanente au combat, sa tension d’âme qui ne connaît pas de répit. Il doit prendre des risques, passer par de dures épreuves, réprimer ses désirs, « vaincre les pièges fleuris de la terre, transpercer la croûte de graisse d’habitudes et de lâcheté » qui enveloppe son âme. Encore plus : il doit tenter au-delà du possible, l’impossible.

 

   Etroitement liée à la notion de l’ascèse est celle de la création, qui est en fait une ascèse, un effort pénible du héros pour tirer de soi son œuvre. Le fruit suprême de l’ascèse et de la création est la liberté, une idée qui revient avec insistance dans l’œuvre de Kazantzaki. Son ascèse libère le héros de la contrainte de la matière, ainsi que de l’asservissement à ses passions, alors que son action créatrice le libère en le poussant à se hausser au-dessus de soi-même.

  

   Dans chaque œuvre de Kazantzaki, dans son poème épique, ses tragédies et ses grands romans, le thème central est l’aventure existentielle du héros, qui n’est jamais statique, mais dynamique. Car le héros n’est pas dès le début, il devient au fur et à mesure que l’œuvre avance vers son dénouement. La seule exception, c’est Alexis Zorba, qui apparaît sur la scène du texte ayant déjà fait l’apprentissage d’une vie exubérante et libre. Dans toutes les autres œuvres, le lecteur assiste à l’histoire d’un devenir, d’une ascension du héros (« il gravit, exténué, la montagne abrupte de sa destinée », dit Kazantzaki) à travers les stades de son existence vers une spiritualisation totale, suivie, le plus souvent, par sa mort. Il s’agit d’une transfiguration, d’une vraie métamorphose existentielle intervenant graduellement mais sans se manifester ouvertement. Elle reste dissimulée, implicite ; c’est par des indices indirects que le lecteur s’en rend compte.

 

   Or, ce qui est vraiment original chez Kazantzaki, c’est qu’il peuple souvent ses textes d’êtres imaginaires, inspirés du monde naturel, végétal ou animal, dont l’effort pour dépasser leur propre nature est parallèle à l’évolution transfiguratrice du héros. Ces êtres font leur apparition dans des fables, des contes ou même des rêves allégoriques comportant des métamorphoses d’animaux ou de plantes personnifiés, qui ne font que représenter la transfiguration du héros. Pourtant, ici, les métamorphoses sont ouvertes, explicites, bien que présentées sous une forme extrêmement condensée et figée en symbole. C’est un procédé qui fait surgir à la surface du texte ce qui n’était qu’implicite et qui vise à mieux souligner, par la répétition du même, l’aventure existentielle du héros. On retrouve dans ces allégories les isotopies du sacré, de l’ascèse, de la lutte, du danger, de la création, de la marche ascendante, qui caractérisent aussi l’évolution du héros. La fable si sobre de l’amandier couvre tous ces aspects : « J’ai dit à l’amandier : -Frère,  parle-moi de Dieu. Et l’amandier a fleuri » (Lettre au Greco, p. 234).  Ici, les notions de la lutte et du danger sont sous-entendues, puisque l’amandier fleurit en Grèce au milieu de l’hiver et doit se battre contre les intempéries. Dans l’Odyssée, on assiste à l’ascèse d’un poirier sauvage : « Au troisième jour, l’Homme incertain aperçut sur un promontoire un poirier sauvage et noueux qui fleurissait au soleil. Droit et vaillant, il se battait depuis longtemps contre les éléments, l’orage, le vent tourbillonnant, la vermine, le gel, tout en tissant avec patience et lenteur le poires dans son écorce. A ce moment, il était couvert de fleurs, frémissant comme une jeune épouse. Le cœur bourrelé de l’Irascible s’inondait de joie : longtemps, debout, il regarda dans l’ombre du soir son frère lointain, vainqueur, rivé aux rochers. Tout le poids que le sort lui avait donné, terre, eau, pierre, obstinément il en faisait une fleur légère au soleil » (XIV, 313-323). Et le rosier lutte aussi pour créer la rose : « Un jour les orties demandèrent au rosier : -Sire rosier, ne veux-tu pas nous apprendre à nous aussi ton secret ? Comment t’y prends-tu pour faire la rose ? Et le rosier répondit : -Mon secret est tout simple, mes sœurs les orties. Tout l’hiver, avec patience, confiance et amour je travaille la terre, et je n’ai qu’une chose à l’esprit, la rose. Les pluies me fouettent, les vents m’effeuillent, les neiges m’étouffent, mais je n’ai qu’une chose à l’esprit, la rose. Voilà mon secret, mes sœurs les orties » (Lettre au Greco, p. 503-504). Dans un conte inséré dans Le Christ recrucifié, on retrouve l’ascèse pénible d’un pigeon sauvage : « Il était une fois deux oiseleurs qui s’en allèrent tendre des pièges sur une montagne. Ils les tendirent et, en revenant le lendemain, que virent-ils ? Leurs filets étaient pleins de pigeons sauvages. Les pauvres bêtes s’étaient jetées contre le filet dans un effort désespéré pour s’échapper, mais les mailles étaient trop serrées ; les pigeons s’étaient finalement blottis l’un contre l’autre et attendaient en tremblant. -Ils n’ont que les os et la peau, ces damnés oiseaux, dit l’un des chasseurs. Comment les vendre au marché ? –Nourrissons-les bien pendant quelques jours pour les engraisser, dit l’autre. Ils leur donnèrent du grain en abondance, leur apportèrent de l’eau. Les pigeons se mirent à manger et à boire avidement. Un seul refusa de toucher au grain. Les jours suivants, on les nourrit de même. Les pigeons grossissaient à vue d’œil. Seul le réfractaire maigrissait et tentait sans arrêt de passer à travers les mailles du filet. Enfin les chasseurs vinrent les chercher pour les emporter au marché. Le pigeon qui avait refusé de manger avait tellement maigri que, d’un coup d’aile, il traversa le filet et s’envola, libre, dans l’air » (p. 167-168). Parfois, seul le dernier stade apparaît, la métamorphose finale, le stade de la lutte et/ou de l’ascèse étant éliminé : « A l’origine, la chauve-souris était une simple souris qui logeait dans les fondations d’une église. Une nuit, elle sortit de son trou, grimpa sur l’hôtel et mangea un morceau de pain bénit. Aussitôt, des ailes jaillirent de son dos et elle devint notre sœur la chauve-souris » (p. 276). L’image des ailes qui poussent, entraînant chez l’animal un changement de sa nature, revient souvent chez Kazantzaki. Elle engendre même, à l’en croire, deux des symboles qui expriment par excellence « la marche de son âme » : « Il y a trois créatures de Dieu qui m’ont toujours envoûté et avec qui j’ai toujours éprouvé un sentiment de mystérieuse unité ; elles me sont toujours apparues comme des symboles qui exprimaient la marche de mon âme : la chenille qui devient papillon, le poisson volant qui bondit hors de l’eau, luttant pour dépasser sa nature, et le ver à soie qui fabrique la soie avec ses propres entrailles » (Lettre au Greco, p. 513). Dans Le Pauvre d’Assise, il y a le dialogue suivant entre Frère Léon et Saint-François : « -Moi, j’ai l’impression d’être un ver profondément enfoui dans la terre. Toute la terre pèse sur moi et m’écrase. Alors je me mets à creuser un couloir pour monter à la surface. C’est un dur travail que de percer toute l’épaisseur de la terre, mais je suis patient car, lorsque j’apparaîtrai à la lumière, je le sens, je me changerai en papillon. –C’est cela. C’est tout à fait cela ! cria François joyeusement. J’ai compris maintenant ! Que Dieu te protège, Frère Léon ! Nous sommes deux verres de terre et nous désirons devenir des papillons » (p. 70). Dans ce même roman, Saint-François raconte au Frère Léon la fable facétieuse, mais pleine de sens, de l’escargot : « Ecoute : le premier petit animal qui se présenta à la porte du Paradis, fut l’escargot. Pierre se pencha et le caressa du bout de son bâton : -Que viens-tu chercher ici, mon petit escargot ? lui dit-il. –L’immortalité, répondit l’escargot. Pierre éclata de rire. –L’immortalité ! Et qu’est-ce que tu en feras, toi, de l’immortalité ? –Ne ris pas, répliqua l’escargot. Ne suis-je pas une créature de Dieu, moi aussi ? Ne suis-je pas un fils de Dieu, comme l’archange Michel ? Je suis l’archange Escargot, voilà ! –Et où son tes ailes d’or, tes sandales rouges, ton glaive ? –Ils sont au-dedans de moi. Ils dorment, ils attendent. –Qu’attendent-ils, donc ? –Le Grand Moment. –Quel Grand Moment ? –Celui-ci, répondit l’escargot et le temps de dire celui-ci, il fit un saut comme s’il lui avait poussé des ailes et entra au Paradis » (p. 110).

  

   Je ne voudrais pas finir ce tour d’horizon des métamorphoses d’êtres vivants sans revenir à l’un des symboles par excellence de Kazantzaki, le ver à soie. Voici comment il sacralise, dans la Lettre au Greco, sa métamorphose qui ne fait que représenter l’évolution créatrice elle-même : « Et un jour, dans une île grecque, j’ai vu –l’ai-je vu ou seulement rêvé que je voyais ?- dans une chapelle de campagne, une icône de la Vierge que les fidèles avaient entourée d’un cadre d’épines, où ils avaient semé quelques œufs de ver à soie. Les œufs étaient éclos, les petites chenilles miraculeuses étaient sorties et tous les jours on les nourrissait de feuilles de mûrier. Le jour où j’ai vu l’icône, les vers à soie avaient achevé leur œuvre, ils avaient transformé les feuilles de mûrier, en avaient fait de la soie et la Vierge était encadrée d’un cocon éclatant. Ah, si je pouvais rester devant elle jusqu’au printemps, pensais-je, pour voir les cocons ouverts et la Mère de Dieu entourée de papillons tout blancs et duveteux, les ‘âmes’, comme les appelle le peuple, avec leurs yeux minuscules et brillants, […] des symboles sacrés et prophétiques » (513-514).

  

   Mais il y a un autre grand symbole de l’imagerie kazantzakienne, inspiré cette fois d’une force de la nature : le feu. Le feu symbolise, d’une part, le mouvement réactif-destructeur de l’élan vital, qui, dans son effort de transformer l’inerte en vivant pour pouvoir continuer sa course féconde dans l’éternité, brise les moules de la matière, dorénavant dépassés et par là incapables de le contenir. Par exemple, dans la Lettre au Greco, le feu détruit Sodome et Gomorrhe, ainsi que Pompéi, « pour que le torrent de l’esprit puisse s’écouler » (p. 442, 444). Mais dans son effort pénible de devenir lumière, le feu symbolise également le mouvement actif-créateur de l’élan vital, par lequel celui-ci crée une nouvelle forme de vie. On lit dans la Lettre au Greco : « J’avançais avec assurance parce que je connaissais mon véritable visage et mon unique devoir : travailler ce visage, […] le transformer en feu et […] faire de ce feu une lumière » (p. 22).  Ce feu transformateur, purificateur, épouse le mouvement ascendant de la vie triomphante. Un exemple tiré de l’Odyssée : « L’incendie intérieur est devenu lumière et la lumière a escaladé le front escarpé de l’homme » (XIV, 1320-1321).

  

   J’ai évoqué jusqu’à présent l’aspect positif, créateur de la nature chez Kazantzaki. Or, on y rencontre également son aspect négatif, destructeur, qui intervient pour annuler l’effort de l’homme. Je donne deux exemples : dans l’Odyssée, la Cité idéale qu’Ulysse fonde en Afrique, près des sources du Nil, sera détruite, aussitôt construite, par l’éruption d’un volcan. Dans la tragédie Bouddha, l’inondation du fleuve Yang-Tsé entraînera également la disparition d’une cité entière. Dans ces deux cas, les héros, Ulysse ou le vieux mandarin (le personnage principal dans Bouddha), ne réagissent pas, se résignant à leur sort. On retrouve ici, sans aucun doute, l’influence que Kazantzaki avait reçue de l’enseignement bouddhique, une influence qui l’a accompagné jusqu’à la fin de sa vie. Pourtant, dans Alexis Zorba, il y a deux histoires parallèles, l’une au début et l’autre à la fin du livre. Dans la première, qui est le dialogue du Bouddha et du Berger (p. 26-27), une violente tempête anéantit le monde du Berger, emportant tout ce dont il s’enorgueillissait, sa cabane, son feu, ses prairies, ses vaches, sa femme, et le laissant incapable d’agir. Dans la seconde histoire, symétriquement opposée à la première, la poussée de la vie l’emporte sur le néant bouddhique (c’est Zorba qui raconte) : « Une nuit, sur une montagne de Macédoine couverte de neige, un vent terrible s’était levé. Il secouait la petite cabane où je m’étais niché et voulait la culbuter. Mais moi, je l’avais bien consolidée. J’étais assis tout seul devant la cheminée où le feu brûlait. Je riais et je provoquais le vent en lui criant : ‘Tu n’entreras pas dans ma cabane, je ne t’ouvrirai pas, tu n’éteindras pas mon feu, tu ne me feras pas crouler’ » (p. 327-328).

  

   Pour conclure, je dirai que la nature, qui tient une place primordiale dans l’œuvre de Kazantzaki, est doublement sacrée pour lui. Tout d’abord, sous son aspect de nature naturée, elle est un refuge, une consolation et une source d’inspiration pour sa création littéraire. Mais encore plus, sous son autre aspect, celui de la nature naturante, elle est le champ d’action des forces qui ont créé l’univers et font évoluer la vie à l’infini. Dans Le Jardin des rochers, est évoqué l’enseignement d’un vieux sage japonais: « Ne peignez pas la chose créée, mais les forces créatrices qui l’ont créée » (p. 27). Et justement, pendant toute sa vie et à travers une œuvre immense, Kazantzaki n’a fait qu’essayer de saisir, derrière le monde des phénomènes, les forces créatrices qui l’ont créé.