Jean-Christophe Planche
est professeur de Lettres-Histoire au lycée de Calais ; il réalise des
entretiens pour les Cahiers du Channel (accessibles à cette adresse : http://www.lechannel-calais.org/Cahier/publi02-03.html
).
Ami
de Claire de Llobet
qui lui parle en juin 2006 de cet écrivain qu'il ne
connaît pas, il lui écrit ces deux lettres successives dans l'été :
I
5 juillet 2006
Je
me propose de te raconter au fil des jours ma découverte de Kazantzaki. Tu m'as
vraiment donné envie de le lire, je pressens que ce sera un auteur qui comptera
dans ma petite vie de lecteur - j'espère cela de chaque vrai livre évidemment
- et je me dis qu'il peut être amusant de partager cette rencontre avec toi.
Cela risque surtout d'être un peu ennuyeux tant je suis un piètre lecteur mais
je profite de la volatilité du mél pour dissiper ce que cette démarche peut
avoir de grotesquement prétentieux. Pour l'instant d'ailleurs, je n'ai pas lu
une ligne de Kazantzaki. Cette chaleur m'assomme et me rend bien incapable de
lire avec un minimum de concentration. Je me contente donc de me laisser bercer
par un
ouvrage assez médiocre sur les usages de la ponctuation (sic) et par "le
dernier Fred Vargas" (terme générique) dont les ficelles m'apparaissent
de plus en plus comme des cordes. Mais bon. C'est que je ne voudrais pas gâcher
ma rencontre de Kazantzaki faute de disponibilité. Je lui dois au moins ça. Je
n'ai pas lu une ligne donc mais j'ai quand même progressé par rapport à la
première fois où tu m'en as parlé puisque je ne connaissais que son nom - même
pas exactement - et l'identifiais vaguement comme l'auteur de la "Dernière
tentation du Christ" et de "Zorba le grec". Le soir même de mon
retour de la Rochelle, un ami fin lecteur m'a dit avoir lu "La liberté ou
la mort" et en avoir gardé le souvenir d'un livre d'une "rare
puissance". La conversation n'a pas avancé plus avant faute de combustible
de ma part. Tu m'as prévenu du fait que ses livres sont difficiles à se
procurer et je l'ai très vite vérifié. Rien par Amazon ou par la fnac. Aucun
titre à la Médiathèque Municipale mais, surprise, deux titres au CDI de mon
Lycée dont les étagères ne sont pas forcément habituées à accueillir de
telles gloires. "Alexis Zorba" et "Le Christ recrucifié".
Deux volumes parus en 1977 aux Editions Presse Pocket. En les empruntant, j'ai dû
ressentir quelque chose de l'ordre de ce que tu as éprouvé en sauvant un chiot
des eaux. Trois tampons - C.E.T., L.E.P puis LP - qui résument toute l'évolution
de l'enseignement professionnel depuis quatre décennies mais des tranches
intactes. Ces livres n'ont jamais été lus. Il y a bien dans le "Zorba"
une fiche bristol mentionnant un emprunt par une certaine Sylvie Dusautoir le 10
octobre mais je crains que ses velléité de lectures ne se soient arrêtées à
la quatrième de couverture. "Zorba... un coeur vivant, une large bouche
goulue, une grande âme de brute"... Il faut dire aussi que cette manière
de présenter un livre est bien désuète. Pour ne rien dire de ces couvertures
hideuses. Deux photographies noir et blanc. Deux portraits d'homme dans la
quarantaine, le sourire engageant ou le regard ténébreux tourné vers un
ailleurs qu'on devine à jamais inaccessible à nous pauvres humains (comment il
cause du
Christ, lui). Les aplats vert pistache oubliée dans un placard ou orange épuisée
ne sont pas davantage engageants. Bon. La documentaliste ne me fait aucun
commentaire. C'est que je suis l'Intellectuel du Lycée et que ce statut
m'autorise toutes les extravagances. Je consulte Price Minister (site spécialisé
dans le livre d'occasion) et constate qu'on peut se procurer pour des sommes
tout à fait raisonnables la plupart des Kazantzaki épuisés. C'est ainsi que
je commande la "Lettre au Gréco", séduit par les réflexions sur la
peinture que promet ce titre. Je reçois "Bilan d'une vie" avec la précision
: "Bilan d'une vie est le titre donné à la nouvelle édition de
l'ouvrage paru en français sous le titre Lettre au Gréco (...) qui évite
de le prendre pour un ouvrage de critique ou de philosophie picturale".
Voilà donc qui ruine mes fragiles attentes. Petit bonheur à la réception : le
livre est cartonné, épais, prometteur (il n'a pas été lu non plus
apparemment). "Il y a eu quatre degrés décisifs dans mon ascension, et
chacun d'eux porte un nom sacré : le Christ, Bouddha, Lénine, Ulysse. Cette
marche sanglante, de l'une à l'autre de ces grandes âmes, à présent que le
soleil se couche, j'essaie de la tracer sur ce carnet de route..." Cette
citation qui figure sur la quatrième de couverture me déroute. J'ai peur de ne
pas goûter toutes les saveurs de l'intertextualité faute de culture classique
suffisante. Les questions religieuses m'intéressent peu (je sais, c'est une énormité
d'écrire quelque chose d'aussi caricatural mais le fait est qu'à part
quelques vagues souvenirs d'assistances forcées à des messes qui me rendaient
malade, ma vie spirituelle est d'une rare indigence). Le style un peu emphatique
m'inquiète aussi. Il est évident que je n'aurais jamais lu ce livre si je ne
t'avais rencontrée et cela me donne encore plus envie de le lire. Et puis
quand même "Christ, Bouddha, Lénine, Ulysse..." voilà une
énumération qui ne manque pas d'interroger. Et puis quand même. Kazantzaki
est présenté, dans une des rares biographies que j'ai trouvées sur internet,
comme "un ardent représentant du nihilisme européen", "la bête
noire de l'église orthodoxe", "un ascète chrétien" et un homme
de gauche. Tous termes n'ont pas grande signification mais c'est leur
accumulation qui m'importe. C'est tellement évident que j'ai honte de le noter
: quelle chance que de pouvoir lire et de se frotter à de tels individus. Je
sens que je vais vraiment manquer de référents bibliques, mythologiques,
historiques ou
géographiques pour approcher ces livres mais tant pis. Fréquenter un honnête
homme ne peut qu'être contagieux. Si ce n'est pas une pose. Parce que quand même.
Une autre connaissance m'a dit hier qu'il avait rencontré quelqu'un à
Heraklion qui lisait Kazantzaki en "grec moderne" (en grec ancien,
c'est sans doute plus difficile...) tellement la traduction française était médiocre.
Venant de gens de ta qualité, de telles affirmations sont crédibles. Mais là...
il ne manque que le coucher de soleil sur les ruines immémoriales pour parfaire
le chromo. Je lirai en français avec toutes mes
lacunes et tant pis. J'ose à peine regarder combien de mots il m'a fallu pour
dire que je n'avais rien lu... Je n'abuse pas plus longtemps de ton indulgence.
II
13 août 2006
Je
ne te plante pas le décor car il est tellement humide après 48 heures de pluie
ininterrompue que ses traits ont sombré, fondus dans un camaïeu de gris qui
finit par déteindre - mais oui - sur l'humeur. Pas évident comme contexte pour
évoquer Zorba qui n'est que lumière et chaleur. Un mois après la lecture, je
retiens d'abord le ton. J'ai vraiment beaucoup aimé la légèreté avec
laquelle Kazantzaki traite son histoire : aucun effort pour rendre crédible les
personnages, peu de souci
de l'intrigue (l'histoire de l'exploitation de la mine passe souvent au second
plan, il y a des trous dans le récit), nombreuses digressions, récits annexes
et autres chemins de traverse. Ce ton m'a rappelé ce que j'aime tellement chez
Diderot par exemple : nous sommes dans le roman certes mais entre grandes
personnes et, même si nous aimons jouer à nous faire croire à des histoires,
nous ne pouvons quand même pas être totalement dupes. J'ai vraiment apprécié
cette distance d'autant qu'elle n'est pas ironie de surplomb. Elle m'a semblé
plutôt honnête et ne casser en rien l'émotion
évidente qui naît de ce récit. Parce que j'ai marché bien sûr : le
narrateur, Zorba ou la Veuve sont évoqués avec une telle justesse qu'on ne
peut que s'attacher à leur destin. C'est aussi pour cela que je lis des romans.
Peut-être même pour cela seulement. Ensuite, je me souviens d'une écriture étrange,
un peu pompeuse parfois mais aussi pleine de grâce par ses
aspects désuets. Je prends un exemple un peu au hasard en feuilletant le roman.
"Ce paysage crétois ressemblait, me parut-il, à la bonne prose : bien
travaillé, sobre, exempt de richesses superflues, puissant et retenu. Il
exprimait l'essentiel avec les plus simples moyens. Il ne badinait pas, refusait
d'utiliser le moindre artifice. Il disait ce qu'il avait à dire avec une virile
austérité. Mais entre les lignes sévères on distinguait une sensibilité et
une tendresse imprévues ; dans les creux abrités, les citronniers et les
orangers embaumaient, et plus loin, de la mer infinie, émanait une inépuisable
poésie." Je me sens à fois séduit et agacé par ce genre d'envolée.
Agacé par le côté bien écrit (voyez comme j'excelle dans la métaphore, et
filée s'il vous plait) et ce recours à la poésie ostentatoire. Séduit
pourtant par l'élégance de ces phrases, par leur sincérité et le fait
qu'elles osent se cogner aux mots et au monde et ne se cantonnent pas aux
ratiocinations narcissiques d'un écrivain. Hum. Je ne sais pas si je suis très
clair, là. Ce ne l'est pas pour moi en fait. Disons que sans savoir ce que tu
me dis du goût de Kazantzaki pour tous les mots, j'ai vraiment apprécié sa
virtuosité, sa classe tranquille, l'étendue des registres, la manière dont il
incorpore dans une langue fort classique des termes
contemporains, la sexualité, le trivial et le sacré. Tu évoques les "expériences
clairement formulées" que tu retrouves dans ses livres. Je crois
comprendre ce que tu veux dire même si cela ne recoupe pas tout à fait ce que
j'ai ressenti à la lecture. J'ai bien sûr été très sensible à la question
du rapport au corps, de l'harmonie avec les autres et le monde
(pour schématiser honteusement). Je me sens tellement souvent encombré par ce
corps dont je ne sais que faire. Je suis tellement fasciné par tous ceux qui
savent le faire danser, bouger ou même simplement bronzer. Ce n'est pas très
original mais je me suis reconnu dans ce narrateur qui doute de son choix de
s'enfuir dans les livres qui auraient dû lui donner au moins une relative
tranquillité intellectuelle et qui s'avère incapable de répondre à la plus
fondamentale des questions posées par Zorba qui lui fait confiance avec une
humanité bouleversante. Je cause comme un ado là, mais au fond, je
ne suis pas plus avancé du haut des quelques mètres de livres que j'ai lus ces
vingt dernières années et qui ne me permettent pas vraiment de mieux juger du
paysage. Ces questions du divorce entre le corps et l'esprit, de l'aspiration à
une approche zorbaienne de la vie m'ont réellement touché. D'autant plus que
ce n'est pas abordé de manière caricaturale : il n'y a pas l'intellectuel
coincé face au jouisseur simplet. Le narrateur comme Zorba s'élèvent à une
complexité humaine qui les rend passionnants. Le narrateur sait goûter la vie
dans nombre des ses aspects. Zorba ne rejette pas l'intellect dans un
"allez, te prends pas la tête, tape dans les mains et bouge ton
corps" qu'on nous impose à longueur d'été. Dans ce sens, je pourrais
dire que je me retrouve dans les expériences évoquées. Ce qui m'échappe en
revanche est la dimension plus spirituelle : christianisme certes mais aussi
confucianisme et bouddhisme. J'imagine (peut-être à tort) que ton expérience
des arts martiaux ou ce que tu ressens par rapport à la Grèce, par exemple, te
rendent sensible de manière plus approfondie à ce qui est suggéré dans ce
beau livre. Je me sens souvent tellement stupide face à cette quête du
narrateur que je me demande bien quels aspects importants de la vie j'ai
pu développer puisque j'ai négligé le corps mais aussi l'esprit dans ce qu'il
a sans doute de plus profond. Pardon pour ce fatras peu clair digne d'une
lecture d'ado.