CE QUE NIKOS KAZANTZAKI EST POUR MOI
Par Jean Herbert
Pour moi, l’œuvre centrale de Kazantzaki reste une petite plaquette qui n’a
pas encore eu la diffusion qu’elle mérite, mais qui me paraît donner la clé
de tous ses personnages, aussi bien dans ses romans que dans son théâtre. Car
ses personnages, Kazantzaki ne les voit pas seulement ; ils font partie intégrante
de lui, il les vit, tous ensemble et séparément. Et leur drame, c’est son
drame intérieur à lui. Dans cette plaquette, intitulée « Ascèse »,
Kazantzaki se met à nu, révèle tous les torrents qui déferlent en lui, et
aussi le but de sa recherche et la discipline impitoyable qu’il s’impose.
Discipline, voilà le
mot-clé. C’est pour lui « la vertu la plus haute ». Même pour
son corps physique, dont il écrit : « J’entraîne mon corps comme
un coursier ; je lui impose sobriété et force. »
Force, un autre mot-clé.
La formule qui l’avait le plus frappé chez Vivekânanda, dont il traduisit
pour moi des textes en grec, c’était, il me l’a souvent dit : « Le
seul péché, c’est la faiblesse. » Kazantzaki ne tolérait pas en lui-même
et n’appréciait pas chez autrui ce qui est mièvre ou mesquin. Le plus grand
compliment qui lui venait aux lèvres quand il parlait de quelqu’un qu’il
admirait, c’était : « C’est un géant. »
La force se manifestait
dans sa vision. « Scrute l’abîme, sans illusions, sans arrogance, sans
peur », - écrit-il deux fois de suite dans « Ascèse ».
Elle se manifeste aussi
dans le choix de sa route. « Ne daigne pas demander s’il y aura victoire
ou défaite. Lutte ! » « Ecarte de toi la plus grande des
tentations : l’espérance. » Et cette clameur que l’on a gravée
sur sa tombe : « Je n’espère rien, je ne crains rien, je
suis libre. »
Sa route, elle est
simple : « l’élan vers les sommets ». Et pas par le chemin
le plus facile, mais par « le plus escarpé », où « la montée
est périlleuse et secrète ».
Pour lui, la lutte, la
montée, doivent être sans répit. « Le plus grand des péchés, - écrit-il
encore dans « Ascèse » - c’est la satisfaction. » « Les
infidèles, ce sont les satisfaits, les rassasiés, les stériles. »
Dans cette « lutte
pour la liberté » qui, écrit-il, est « l’essence
de mon Dieu », dans cette lutte âpre, où il « n’accepte
pas les limites », où il « prend congé de toutes choses à chaque
instant », Kazantzaki ne recule pas devant la violence. De ces colères
homériques qui parfois s’emparaient de lui devant l’injustice, le mensonge
ou la veulerie, il écrit : « Dans ta colère, c’est un ancêtre
qui fulmine par ta bouche. »
Travailleur inlassable,
aussi passionné qu’acharné, il puise avidement chez les grands : Dante,
Goethe, Shakespeare, Homère qu’il traduit, le Bouddha qu’il va chercher
jusqu’en Chine et au Japon, Lénine et les sages hindous qu’il approfondit
et assimile.
Un jour que ma fille et
moi sortions avec lui de l’Unesco où, par discipline, il était resté
plusieurs années, la conversation tomba sur Hamlet. Et je lui demandai :
« As-tu traduit Hamlet ? » Son visage s’empourpra ; et,
se redressant de toute sa taille, il me lança avec indignation : « Bien
sûr ! »
Le souci de la
perfection minutieuse imprégna toute sa vie. Je crois qu’il a récrit 6 ou 7
fois son Odyssée avant d’en être satisfait. Mais aussi, lorsqu’il faisait
construire sa maison sur ce rocher d’Egine où je l’ai vu pour la première
fois, dans les années 30, il allait choisir dans la carrière la pierre destinée
à chaque marche de son escalier.
Mais tout au long de
cette quête ardente qu’anime l’amour de sa race, de l’humanité entière,
des ancêtres morts, des générations à naître et de toute la terre,
Kazantzaki reste hanté par l’idée de Dieu, de ce Dieu que les mers et les
montagnes ne peuvent contenir, mais qui tient tout entier dans le cœur de
l’homme, de ce Dieu qui a besoin de l’homme pour vaincre.
« Ma prière, écrit-il,
n’est pas un larmoiement de mendiant, ni une confession d’amour. Encore
moins une comptabilité de boutiquier : je t’ai donné tant, donne-moi
tant. Ma prière est le rapport d’un soldat à son général : voici ce
que j’ai fait aujourd’hui ; voilà ce que je ferai demain. »
On comprend
qu’aujourd’hui tant de jeunes trouvent en lui le guide dont ils ont un tel
besoin, en cet homme véritablement complet qui, dans toute sa force, son
exigence, sa rigueur, sa noblesse et son orgueil, écrit humblement ces mots :
« Ton premier devoir, en
accomplissant ton service dans les rangs de ta race, est de sentir en toi tous
les ancêtres.
« Ton deuxième devoir est
d’alléger leur élan, de poursuivre et d’achever leur œuvre.
« Ton troisième devoir est
d’enseigner à tes fils la nécessité de te dépasser. »
Ascèse, chapitre : La marche. Editions Plon, Paris 1959
(Article
paru dans « Rencontre Orient-Occident », oct.-déc. 1967, et
communiqué à l’ORTF pour la Semaine Kazantzaki, février 1968)