UN MAITRE DE FORCE POUR LES JEUNES
par Jean Herbert
Si l'on peut déjà se faire une idée d'ensemble de la vie et de l'oeuvre de Kazantzaki, il est encore trop tôt pour se représenter l'influence qu'il exercera sur les générations à venir. Quelques indices que j'ai eu moi-même l'occasion d'observer me poussent cependant à croire qu'elle sera grande. Dans des pays aussi profondément différents que la Suisse et le Japon, j'ai vu des groupes de jeunes se former spontanément pour étudier son
oeuvre, et, dans certains cas, y consacrer des mois ou des années. Tel jeune écrivain égyptien, tel jeune sculpteur genevois ont été tellement bouleversés par une conversation avec lui que l'orientation de leur oeuvre en a été profondément affectée.
On a dit de certains auteurs qu'ils étaient des "maîtres à penser", et sans doute peut-on en dire autant de Kazantzaki, mais je serais plutôt tenté de le décrire comme un "maître à vivre", et c'est peut-être surtout cela que cherche la jeunesse actuelle, lasse des conflits idéologiques stériles et destructeurs.
Pour Kazantzaki, dans l'univers, rien n'était étranger, rien non plus n'était superflu. L'ascète et l'ivrogne, le non-violent et le batailleur, le simple et l'érudit, le rêveur et le fougueux, Saint-François d'Assise et Zorba et le capitaine Michalis, tous avaient leur place dans ce monde qu'il embrassait de son regard d'aigle, dans cette vie riche et tumultueuse, qu'il aimait et dont il vivait l'harmonie centrale profonde en même temps que tous les ouragans et tous les zéphyrs.
Aussi le champ de son investigation ne connaissait-il pas de limites. De Dante à Gerhardt Hauptmann, des traditions crétoises aux idéals japonais, de Nietzche à Bouddha et de l'Espagne à la Russie, tout l'intéressait, tout le passionnait. Avec cette profonde humilité dont seuls sont capables les plus grands esprits, il avait toujours quelque chose à apprendre de son plus humble interlocuteur. Dans chaque manifestation de l'esprit humain, il savait découvrir, sous toute la gangue, la pépite d'or fin, et il la faisait scintiller avec ce curieux mélange d'enthousiasme et de respect rieur qui entraînait irrésistiblement ses interlocuteurs.
Mais ce qui m'a fait chérir l'amitié de Kazantzaki pendant quelque trente ans, c'est que cet universalisme de coeur et de vision ne faisait de lui ni un éclectique, ni un indifférent. Il avait clairement conscience de sa propre place et de son rôle dans cet univers si complexe et il tenait à le bien jouer, à défendre les valeurs qu'il se considérait chargé de soutenir et à lutter contre les courants qu'il avait pour tâche d'enrayer.
Et ce qu'il faisait, il le faisait de tout son être, sans jamais penser à ménager ses forces,
avec fougue. Si ses rires étaient homériques, ses colères faisaient trembler le sol autour de lui. Car cet esthète raffiné, cet homme dont la plume ciselait les mots comme un orfèvre le métal précieux, dont les yeux amoureux caressaient la beauté et la faisaient plus belle, cet homme était par-dessus tout un fort. Lorsque le feu inextinguible en lui le faisait éclater, on avait l'impression de se trouver devant un Titan, un démiurge, qui maniait aussi la foudre.
Cette force qui l'animait, non seulement il voulait la retrouver aussi chez les autres, mais il savait l'y faire naître, ou plutôt, aurait-il dit, l'y révéler et l'y faire s'épanouir. Particulièrement chez les jeunes, qu'il aimait tant et à qui il se donnait sans réserve. Ceux à qui il avait parlé revenaient avec une plus grande confiance en eux-mêmes, une vision plus claire de leur mission sur la terre, une résolution plus ferme de s'y consacrer, une vigueur accrue pour s'en acquitter.
Confiance, précision et froide lucidité, amour et consécration, force et volonté indomptable, voilà ce qu'il diffusait.
Merci, Kazan!