1  Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Nikos Kazantzaki ?

 

Pour une raison simple ! Je viens d’une famille orthodoxe chrétienne, j’avais un oncle archimandrite, et dans ma famille, Kazantzaki était interdit. J’ai fait mes études secondaires dans un collège catholique romain au Pirée ; là aussi Kazantzaki était interdit. Et quand je suis arrivé en France à Bordeaux en 1960 pour prolonger mes études, la première chose que j’ai faite fut d’aller dans une librairie, la librairie Pasteur, et j’ai demandé à la libraire si elle connaissait Kazantzaki.
Elle me répondit  « Mais oui, bien sûr »
- « Avez- vous un de ses livres ? »
- « Oui, la lettre au Gréco ».
Je l’ai lu et j’ai été emballé.

En 1960, j’ai donc lu toute son oeuvre en français, à la fois par curiosité et par dépit. En 1968, à Genève, dans une manifestation contre la junte militaire en Grèce, je rencontre Eléni Kazantzaki. Elle avait pris la parole contre les colonels et nous sommes devenus amis. Elle me fit alors la remarque suivante : «Comment ! Tu as tout lu en français et pas en grec ! ».Elle m’a offert tous les livres de Nikos Kazantzaki en grec, et je les ai lus.

Quelque temps après, elle me dit : « Georges, il faut que tu fasses quelque chose, il n’existe pas de société des amis de Kazantzaki, il n’est pas lu ». C’est ainsi que tout a commencé en 68 et c’est en décembre 1988 que nous sommes parvenus à créer cette société avec Michel Demoyannis, le fondateur du musée Kazantzaki à Myrtia en Crète. Et depuis, au vu du grand intérêt suscité, nous avons été obligés de nous « organiser », de déposer des statuts, d’initier des publications, d’ouvrir de nouvelles sections dans chaque pays ou plusieurs par pays selon la population et l’étendue du territoire, je pense à l’Australie, au Canada, à l’Ouzbékistan, l’Afrique du Sud, au Chili, aux États Unis et à ce jour, l’association compte plus de 4.000 adhérents dans 102 pays.

 

Quelques œuvres de Kazantzaki sont connues en France, notamment grâce au cinéma ; néanmoins beaucoup de français, de nos lecteurs, ne connaissent pas cet écrivain crétois. Comment le présenteriez vous à nos amis ?

 

 

O   On peut le présenter de deux façons.

     

      D’abord, Kazantzaki était un auteur francophone et francophile. Il ne faut pas oublier que, jeune, il a fréquenté l’école catholique romaine de Naxos. C’est dans cette école qu’il a appris le français et également l’italien. Il s’est intéressé aux poètes français. Après, il est venu à Paris, il a suivi les cours de Bergson au Collège de France et aussi, à la Sorbonne. En outre il s’est exprimé en français : il a écrit deux oeuvres directement en français, « Toda Raba –Moscou a crié » et « le jardin des rochers ». Ensuite, il a publié de nombreuses études et il a fait connaître Flaubert en Grèce. C’est donc un ami de la France. Il adorait la France et il a vécu en France à plusieurs reprises. Un épisode significatif s’est déroulé après la deuxième guerre mondiale. Alors qu’en Grèce s’installait un gouvernement d’extrême droite soumis aux Anglais et aux Américains, le British Council l’invita à Londres pour tenter de « l’acheter ». Comme il n’était pas d’accord, il fut expulsé comme persona non grata et il arriva à Paris, fou de joie : il retrouvait comme il disait « le Paris de ma jeunesse, le Paris de la liberté ». Il a travaillé à l’UNESCO ; Yvette Renoux Herbert, que vous connaissez, était sa collaboratrice et ensuite il s’est installé à Antibes jusqu’à sa mort.

      Voilà un premier aspect pour démontrer aux français que Kazantzaki était un auteur qui aimait la langue française, la culture française, les auteurs français et ce pays.

      Deuxième façon de les inciter à connaître cet auteur et cette idée de Kazantzaki, l’esprit du dépassement et de la synthèse . Kazantzaki a deux mots, il dit : « je suis crétois, mon enracinement est crétois et en même temps je m’intéresse aux autres peuples, civilisations et cultures », ce qui n’est pas contradictoire. Donc voici une particularité de son âme crétoise, le cosmopolitisme et l’universalité. C’est un message fort de Kazantzaki sur la synthèse, la conviction que l’homme doit s’intéresser aux autres peuples, aux autres cultures, et ainsi combattre le racisme.
Pour ces deux raisons, les lecteurs européens et français en particulier, devraient s’intéresser à Kazantzaki.

 

3  Kazantzaki a puisé son inspiration dans le sol crétois, dans les traditions crétoises, ce que tu as nommé particularité, avec cette volonté de transcender cet état pour atteindre l’universel.

 

C’est cela qu’on appelle le dépassement.

 

Il parle aussi de « regard crétois ». Quel sens donner à cette idée ?

 

Que dit Kazantzaki ?
Pour bien comprendre, je cite un extrait d’un entretien accordé par Kazantzaki  à Pierre Sipriot sur une radio française. Kazantzaki dit : « il y a trois sortes de romans, »  - chez Kazantzaki, le chiffre trois a une signification (thèse, antithèse, synthèse), on le retrouve dans Zorba, partout il y a le chiffre trois –« le roman de style grand magasin », je rappelle qu’il avait dit cela en 1957, « c’est un roman qui n’a pas de racine, il est fabriqué sur des recettes internationales », Kazantaki rejetait ce genre de roman, « deuxièmement, il y a le roman national, local, régional, c’est un roman qui explique comment un peuple naît, vit et meurt », il est d’accord avec ce roman, « lorsque le roman dépasse ce stade et qu’il intéresse toutes les populations, grecque, française, chinoise…, alors, le roman a une autre valeur et devient universel » et il concluait «  pour atteindre l’universel, il faut partir du local, de son pays ». Chez Kazantzaki, cette façon de voir les choses, il l’appelle « le regard crétois ». C’est à dire que nous devons faire la synthèse entre la Grèce antique, l’Occident, l’Orient et tout ce qui vient du fond de nous-mêmes pour aller plus loin. Ce « message » qui n’est pas messianique, est très actuel et il intéresse beaucoup les habitants des pays de l’est, des pays arabes et pour des raisons différentes, liées  à la théologie de la libération, les pays d’Amérique du Sud.

 

4  Ce « message » n’est pas passé facilement y compris en Grèce. Il a eu des difficultés de son vivant. Peut-on dire qu’aujourd’hui, il est réhabilité ?

 

Non.
Et j’ai des exemples. Chez les universitaires, Kazantzaki est beaucoup plus étudié aux Etats Unis qu’en Grèce. En France non plus il n’est pas étudié. En France et en Grèce rien n’est fait pour promouvoir son œuvre. Les autorités officielles grecques n’ont jamais honoré  Kazantzaki. Certains disent si, il y a eu un timbre, etc. Non ce n’est pas l’Etat qui a fait cela, ce sont des particuliers, des universités, des municipalités et notre société des amis de Kazantzaki. Je citerai un dernier exemple pour souligner dans quelles difficultés se trouve encore Kazantzaki vis à vis de l’Etat, je reviendrai après au niveau religieux. En 2005, au nom de la société, j’ai envoyé une lettre au Premier Ministre grec qui était en même temps Ministre de la culture, M. Karamanis, et je lui ai demandé de proclamer l’année 2007, année Kazantzaki. Il m’a répondu qu’il avait transmis cette demande aux ministres compétents. Je n’ai reçu aucune réponse. L’année dernière, un nouveau Ministre de la Culture est nommé, un Crétois de Rethymnon, je le saisis de nouveau de ma requête, son cabinet m’a répondu qu’il acceptait,  2007 serait l’année Kazantzaki.

J’étais content, je l’ai remercié et j’ai même fait un communiqué de presse.

Le ministre l’a annoncé publiquement en juin dernier à Héraklion et à Athènes.

Or, en janvier 2007, changeant complètement d’avis, le même ministre a proclamé l’année 2007, année Maria Callas. Cela montre qu’au niveau de l’Etat, il existe toujours un milieu qui continue à détester Kazantzaki.

 

Dans les milieux ecclésiastiques, je prends un exemple. En Crète, il y a un nouvel archevêque, Monseigneur Irinéos. Un ami l’a approché pour l’inviter à lire Kazantzaki, à ne pas le mettre à l’écart. Réponse de l’archevêque, réponse récente qui date de janvier de cette année :

-               « Kazantzaki a blasphémé contre le Christ ».

-               « Monseigneur, c’est faux, l’avez-vous lu ? » lui dit mon ami.

-               « Non, je ne l’ai pas lu mais je sais qu’il l’a fait »

-               « Lisez-le »

Donc il est clair que, dans certains milieux ecclésiastiques, Kazantzaki est détesté.

 

Troisième point, il ne faut pas oublier que Kazantzaki n’est étudié dans les écoles grecques que depuis 1974 ; avant, il était interdit. C’est donc très récent. Et dans les manuels scolaires, il y a des extraits de Kazantzaki mais il reste toujours un auteur maudit,… par jalousie surtout. Les uns le critiquent en disant qu’il était communiste, d’autres disent : « non, c’est un renégat », certains le traitent de nationaliste ou d’athée. Ces idées persistent toujours en Grèce aujourd’hui.

Cependant, je dois le dire, et c’est ça l’essentiel, les jeunes, les intellectuels, la population s’intéressent à Kazantzaki. Et c’est ce qui compte. Et ce n’est pas un hasard si cette année à l’occasion du cinquantenaire de sa mort nous organisons beaucoup de manifestations en Grèce.

 

5  Quelles sortes de manifestations en Grèce et dans le monde ?

 

On met l’accent surtout sur l’éducation, première priorité.

On a déjà organisé le 15 février, un concours littéraire, à l’école catholique de jeunes filles Saint Joseph à Athènes, dont le premier prix est un voyage en Crète. Le 20 février, un deuxième concours a eu lieu, à Héraklion, dans le troisième lycée d’Héraklion. On en organise un autre à l’Ecole de Lassalle, chez les frères des écoles chrétiennes, un autre à Rhodes, puis à Athènes dans des collèges expérimentaux.

Donc premier volet les concours littéraires.

           

Deuxièmement, des manifestations publiques dans des écoles, en Grèce et à l’étranger, pour expliquer qui était Kazantzaki, pourquoi il faut s’intéresser à ses œuvres, etc.

 

Troisième point, remarquable, la décision prise par les deux sections de notre association du Chili et la section d’Estonie de se consacrer exclusivement à l’étude de Kazantzaki dans les écoles.

 

Quatrième point, nous organisons ce que nous appelons des journées « Nikos Kazantzaki et l’éducation » : comment Nikos Kazantzaki est perçu ou devrait être perçu par les enseignants. Et le 16 mars, nous organisons à Pezza, chef lieu de la Mairie Kazantzaki, une journée consacrée aux enseignants pour montrer combien Kazantzaki aimait les jeunes- il a écrit deux livres pour les jeunes  « Dans le palais de Minos » et « Alexandre le Grand » -.

Au mois de mai, avec l’Union Nationale des Philologues, des professeurs de Lettres de Grèce, le Ministère de l’Education et notre association, une grande journée à Athènes sur « Kazantzaki et l’éducation ».

 

Cinquièmement, on organise de nombreuses journées universitaires à Thessalonique,  Thessalie, Volos, Kalamata, à Adélaïde, le 26 juin, à Madrid, les 26, 27, 28 mars , à Montréal, à Varsovie.

 

Deuxième priorité, les récits de voyages. Kazantzaki est un des maîtres de la littérature de voyages, et, à travers ses voyages, il s’exprime ; il ne parle pas de tourisme, -il détestait le tourisme – et il disait « chaque fois que je voyage, je retrouve la liberté, je retrouve Dieu », il adorait les monuments, les musées, les cultures, les peuples, les Bédouins et les Crétois ; ses descriptions sont remarquables.

 

Voilà les deux priorités, auxquelles il faut ajouter la poésie. On ignore que Kazantzaki était aussi un poète. Dans ce sens,  avec une équipe en place à Genève, composée d’une comédienne suisse, d’un comédien français d’Avignon qui a une troupe, « la bande du roi René », et moi-même, nous présentons un spectacle poétique basé sur « l’Odyssée », des lectures et quelques introductions. Ce spectacle sera présent à Avignon en juin et le 5 novembre au Palais des Nations à Genève avec des expositions. Nous avons sollicité la mairie d’Athènes pour organiser une soirée littéraire sur le thème « Kazantzaki et la poésie » pour présenter « l’Odyssée » et « Tertsines », vingt et un poèmes  dédiés « aux âmes qui ont nourri mon âme » (dédiés au Christ, Bouddha,  Lénine, Mahomet, Léonard de Vinci, Gengis Khan, Eleni, etc).

 

6  2007 est une année de commémoration très dense !

 

      Nous avons des manifestations programmées dans soixante-treize pays et peut être un de plus avec l’Ethiopie et dans 63 villes de Grèce. Tout est prêt.

      Nous organisons également des colloques : deux colloques internationaux, un à l’Institut Français d’Athènes les 13, 14 et 15 mars avec la participation de l’Institut Français d’Athènes, l’Institut Cervantès, l’Institut de la culture italienne, l’Institut Goethe, et la revue « Νεα αστεία » ; le deuxième en Crète, les 28, 29 et 30 septembre à Héraklion sur le thème « Kazantzaki et la civilisation crétoise ». Des colloques également à  New York  le 3 mars, Moscou le 14 mai, à Belgrade le 24 mai, à Marseille le 22 septembre, à Johannesburg le 28 novembre, en Suède le 23 novembre, à Chypre le 28 novembre et en Chine sur le thème « Kazantzaki, un ami de la Chine ».

      Des voyages culturels : à Skopje les 25 et 26 mai, en juin en ex-Tchécoslovaquie où il a écrit l’Odyssée, en Chine, en Ouzbékistan à Samarkand  et à Antibes le 23 septembre.

      Je précise quand je dis « Nous », il ne s’agit pas seulement de l’association et de ses sections nationales, il y aussi les universités, les associations philhellènes comme « Crète : terre de rencontres », les coordinateurs de  l’éducation grecque, le bureau de presse de la Grèce, l’Ambassade de France.
 

7  Et au delà de 2007, quels sont les projets de la Société ?

 

En 2008, nous fêterons le vingtième anniversaire de la Société des Amis de Nikos Kazantzaki. Le programme n’est pas encore préparé en détail mais nous avons déjà décidé à notre assemblée générale à Alexandrie d’organiser en décembre 2008, à Héraklion, un colloque international sur Kazantzaki et deux hommages à Eléni Kazantzaki et Georges Anemoyannis avec des interventions, expositions, photos et leur présence vocale.

 

 

Merci Georges Stassinakis de nous avoir accueillis et consacré du temps.
Et tous nos vœux de  succès pour vos nombreuses manifestations.

 

Interview recueillie par Gérard Labonne (président de l'association "Crète, terre de rencontres" jusqu'en 2010)