1938 arriva comme un conte de fées. Il y avait une fois, il n'y avait pas et pourtant il y avait...
    Une richissime américaine, fort intelligente et excentrique, qui s'était consacrée au Swami Vivékananda. Jean Herbert avait entrepris avec elle la publication en Europe des oeuvres du Swami et j'eus à traduire en grec deux petits opuscules. Jean Herbert avait beaucoup parlé de Nikos Kazantzaki à Tantine, comme ses intimes appelaient miss Macleod. "Les pierres ne m'intéressent nullement ! me déclara-t-elle dès les premiers instants de notre rencontre à Athènes. Ni l'Acropole ni votre saint-frusquin. J'aime connaître des hommes, des êtres vivants. Qui est ceNikos Kazantzaki avec qui vous vivez ?"
    Droite et svelte, malgré son grand âge, la demoiselle d'Amérique bondit de son fauteuil : "Allons à Egine tout de suite. Je brûle d'envie de faire sa connaissance !"
    - Je dormirai chaque jour dans une pièce différente, nous avertit Tantine, une fois à Egine. Et je vous prie de laisser toutes les portes ouvertes. J'aime savoir ce qui se passe autour de moi !
    Elle ne changea pas de lit, mais elle inspecta la maison de fond en comble. Elle s'agrippa à la petite échelle du diable pour monter sur la plus haute terrasse et jouir de la vue du Saronique. Elle refusa obstinément toute aide :
    - Vous ne me connaissez que d'hier et vous prétendez pouvoir m'aider ? Je me connais depuis quatre-vingts ans, je peux me débrouiller seule.
    A table, Tantine ne mangea que le blanc d'un oeuf.
    - Eleni, ce jaune d'oeuf est propre. Il ne faut pas le jeter.
    - Bien sûr, Tantine, dis-je sans me précipiter pour autant.
    - Eleni, ce jaune d'oeuf est propre. Allez-vous le jeter? reprit-elle, le regard sévère.
    J'avalai d'un trait la petite boule d'ambre et Tantine me donna ma première leçon d'économie :
    - Quand j'étais petite, dit-elle, je cachais mes sous au-dessus de ma porte, les jours de grand nettoyage... Je n'aime pas le gaspillage, je ramasse encore aujourd'hui une allumette, si je la vois tomber. Faites des économies, Eleni, ne permettez aucun gaspillage. Mais apprenez à donner pour les grandes causes. Alors donnez à deux mains ! Et que Dieu vous bénisse !...
    Et se tournant vers Nikos :
    - Qu'est-ce que ce huge manuscrit, Nicolo, que j'ai vu tout à l'heure sur votre table de travail ? demanda-t-elle. Serait-ce L'Odyssée dont m'a parlé Jean Herbert ?
    - Oui... notre enfant, chère Tantine...
    - Racontez-moi ce que vous dites là-dedans ! Pourquoi ne l'éditez-vous pas si elle est prête ? Qu'attendez-vous ?
    Nikos se mit à dévider l'histoire extraordinaire de son corsaire... Les voyages, les rapts, les incendies des palais, les exodes, la construction de la ville utopique, la destruction, etc... Tantine écoutait, émerveillée. La nuit les trouva assis l'un en face de l'autre, tels des conspirateurs, L'Odyssée sur leurs genoux, comme un butin péniblement acquis, ce qui le rendait plus cher.
    Je venais interrompre leur tête-à-tête :
    - Venez prendre des forces. La table est dressée.
    - Vous, m'ordonna Tantine, presque courroucée, allez vite chercher mon sac. Il est sur mon lit. Et revenez vite !
    - Combien vous faut-il, Nicolo, pour éditer L'Odyssée ?
    - Hum... mille cinq cents dollars approximativement.
    Et miss Joséphine Macleod de signer un chèque de mille cinq cents dollars. Ce qui nous a permis d'avoir trois cents exemplaires in folio - la première édition de L'Odyssée de Nikos Kazantzaki en grec. La deuxième, d'un format plus modeste, je la déposai sur le cercueil de Nikos, le jour du grand départ. Il n'avait pas eu le temps de la caresser, comme il aimait d'habitude à le faire.

 

Eléni N. KAZANTZAKI, Le Dissident, Canevas Editeur et Editions de l'Aire, 1993, pp. 388-389