LETTRE AU GRECO

1 Je rassemble mes outils : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher, l’esprit. Le soir est tombé, la journée de travail s’achève, je retourne chez moi comme la taupe dans la terre… à qui dire adieu, à quoi ? à qui confier mes joies et mes peines ? Je serre calmement avec compassion, une motte de terre crétoise dans ma main.
2 Un rabbin quand il allait prier à la synagogue commençait par faire son testament et dire adieu tout en larmes à sa femme et à ses enfants, parce qu’il ne savait pas s’il sortirait vivant de la prière.  C’est que, disait-il, quand je prononce « Seigneur », ce mot brise mon cœur en mille morceaux, la terreur s’empare de moi  et je ne sais pas si je pourrai sauter aux mots suivants « aie pitié de moi ».
3

Une petite vieille qui passait s’est arrêtée a ôté de la corbeille qu’elle portait quelques feuilles de figuier, choisi deux figues et m’en a fait cadeau.
Tu me connais, grand-mère ? lui demandai-je. Elle m’a regardé surprise : Non, mon enfant, est-il besoin que je te connaisse pour te donner quelque chose ? Tu es un être humain. Moi aussi, çà suffit, non ?

4

Quelle est leur règle (derviches) ?
La pauvreté, la pauvreté, ne rien avoir, que rien ne nous alourdisse, marcher vers Dieu sur un sentier fleuri ; le rire, la danse, la joie, sont les trois archanges qui nous prennent par la main et nous conduisent.

5 Je regardais, humais la Grèce, faisant route à pied, tout seul, un bâton d’olivier à la main, une besace sur l’épaule. Et à mesure que la Grèce entrait en moi, je sentais plus profondément que la mystérieuse substance de la terre et de la mer est musicale A chaque instant, le paysage grec tout en restant le même, change légèrement : sa beauté ondule, il se renouvelle. Il a une unité profonde et en même temps une diversité sans cesse renouvelée.
6 Vas-tu continuer longtemps, me disait ma mère, à t’en aller ? J’allais répondre « tant que je serai vivant, je partirai », mais je me suis retenu, j’ai embrassé sa main et la mer m’a emporté.
7 Pendant des heures, je restais debout au-dessus de la mer, je sentais que c’était elle, et non pas la terre, qui était ma mère et qu’elle seule pouvait comprendre mon angoisse, parce qu’elle connaissait la même angoisse et ne pouvait pas dormir : elle bat, se bat elle-même, se frappe la poitrine et demande la liberté. La terre est calme, elle est sûre, que bon gré mal gré le printemps remontera du sol. Mais la mer, ma mère, n’est pas sûre d’elle, elle ne fleurit pas, ne donne pas de fruits, elle soupire et lutte jour et nuit.
8 Ce qui est important, c’est de trouver, de créer un but qui soit en accord avec moi et ainsi, en le poursuivant, de développer au plus grand degré mes passions et mes capacités.
9

J’ai dit à l’amandier :
Frère, parle-moi de Dieu
Et l’amandier a fleuri.

10

-       Partout, j’avance en abandonnant tout ce que j’ai aimé, et mon cœur en est déchiré.

-          Jusqu’à quand ?

-          Jusqu’à ce que j’atteigne mon sommet où je me reposerai.

-          Il n’y a pas de sommet, il n’y a que des altitudes.

11 Je suis arrivé au bout et au bout de chaque chemin, j’ai trouvé l’abîme. On appelle abîme ce sur quoi on ne peut pas jeter de pont. Il n’y a pas d’abîme.
12 Tout homme est un homme dieu chair et esprit. En chaque homme éclate la lutte de Dieu et de l’homme, inséparable de leur désir anxieux de réconciliation. Le plus souvent cette lutte est inconsciente et dure peu, une âme faible n’as pas la force de résister longtemps à la chair ; elle s’appesantit, devient chair elle-même et la lutte prend fin.
13 Tous les morceaux de la croix sont des morceaux de la vraie croix, parce qu’avec chacun d’eux on peut faire une croix, de même tous les corps sont saints…
14

Une nuit, j’ai fait un rêve…Plongé dans l’extrême désespoir, n’avait-il pas (Nietzsche) invoqué cette barquette intrépide qui voguait poussée par le vent qu’elle créait elle-même, s’éclairait avec une lumière qui venait d’elle-même et n’avait besoin de personne.
Dans les moments difficiles, tout s’obscurcissait autour de moi, mes amis les plus chers, mes espérances les plus fermes m’abandonnaient : que de fois, alors, ai-je fermé les yeux et vu entre mes paupières cette barquette qui redonnait courage à mon cœur, elle surgissait ; « Tends la voile et n’aie pas peur », me criait-elle, en déchirant les ténèbres.

15 Bouddha pousse l’homme à donner son consentement à la mort, à aimer l’inéluctable, à mettre son cœur en harmonie avec le courant universel, à voir la matière et l’esprit se poursuivre, s’unir, enfanter, disparaître et à dire : « C’est ce que je veux ».
16 Bouddha m’avait donné ce qu’il appelle lui-même l’œil de l’éléphant : voir toutes choses comme si on les voyait pour la première fois et les accueillir ; voir toutes choses comme si on les voyait pour la dernière fois et en prendre congé.
17 Au début, c’est la honte qui battait dans mon cœur, puis la compassion ; je commençais à ressentir la souffrance des autres comme si c’était ma propre souffrance. Puis, l’indignation est venue, puis la soif de justice. Et par-dessus tout la responsabilité ; je suis coupable, me disais-je, de tout cette faim qu’il y a dans le monde, de toue l’injustice ; c’est moi qui en porte la responsabilité.
18 Je me suis rappelé une parole de Zorba : « J’agis toujours comme si j’étais immortel ». Cette méthode, qui est celle de Dieu, il faut que nous la suivions nous aussi, les mortels non par imprudence ou mégalomanie, mais à cause de l’élan invincible qui porte l’âme à s’élever ; l’effort pour imiter Dieu est notre seul moyen de dépasser les limites de l’homme. Et les préceptes les plus précieux que nous donne Dieu sont la patience, le recueillement et la confiance.
19 L’homme est pressé, Dieu ne l’est pas ; voilà pourquoi les œuvres de l’homme sont chancelantes et inachevées, quand celles de Dieu sont solides et irréprochables. Mes yeux s‘étaient gonflés de larmes et j’avais juré de ne plus jamais violé cette loi éternelle ; de revoir la pluie et le soleil, comme un arbre, d’être battu par les vents et d’attendre avec confiance : l’heure longtemps désirée viendrait bien, l’heure de la fleur et du fruit.
20

Enfants, la naissance et la mort ne font qu’un,
Et qu’un aussi la peine et la douceur du cœur
J’arrive et je m’en vais au loin aussi ne font qu’un
Et qu’un aussi le bonjour et l’adieu.

21 Un mystique musulman qui avait soif fit descendre son seau dans un puits pour tirer de l’eau et boire. Le seau remonta plein d’or, il le jeta. Il fit redescendre le seau et le remonta : cette fois, il était plein d’argent, il le jeta encore – Mon Dieu, je sais que tu es plein de  trésors mais donne-moi seulement de l’eau pour que je boive, j’ai soif. Il descendit à nouveau le seau, tira de l’eau et but. Voilà comment doit être le langage sans ornements.
22 Le créateur lutte avec une substance rude, invisible, plus élevée que lui. Et le plus grand vainqueur sort vaincu de ce combat. Car toujours notre secret le plus profond, le seul qui méritait d’être dit, reste inexprimé. Il ne se soumet jamais au cadre matériel de l’art. Nous étouffons dans chaque mot : nous voyons un arbre, une fleur, une femme, l’étoile du matin, nous crions, ah ! et rien d’autre n’est capable d’embrasser toute notre joie.
23 Quand j’ai une idée, je la travaille longtemps, sans parler, avec patience, confiance et amour. Et quand j’ouvre la bouche, quel mystère mes enfants ! quand j’ouvre la bouche, l’idée sort sous la forme d’une légende.(Rabbin Nahman)
24 Allons, choisis ta voie et advienne que pourra, que ton œuvre chancelle ou réussisse, qu’importe.
25 Peu à peu, j’ai commencé à comprendre qu’il importe peu de savoir quel problème vous tourmente – qu’il soit petit ou grand - l’important est seulement que l’on soit tourmenté ; de trouver une occasion de se tourmenter, c’est-à-dire d’exercer son esprit, d’empêcher la certitude de vous abrutir de trouver devant soi une porte close et de s’efforcer de l’ouvrir.
26 En croyant passionnément en quelque chose qui n’existe pas encore, nous la créons ; ce qui n’existe pas, c’est ce que nous n’avons pas assez désiré, pas assez arrosé de notre sang pour qu’il puisse prendre des forces, et franchir le seuil ténébreux de l’inexistence.
27 A mesure que j’écrivais, je sentais toujours plus profondément que je ne m’efforçais pas en écrivant de créer la beauté mais la rédemption… Je n’étais pas un véritable gratte papier : j’étais moi aussi un homme qui souffrait, luttait et cherchait la délivrance. Je voulais me délivrer des ténèbres qui étaient en moi pour en faire de la lumière.
28 Qu’est-ce que cela veut dire être sauvé ? Trouver une nouvelle raison de vivre, parce que l’ancienne s’est épuisée et ne parvient plus à soutenir l’édifice humain. Heureux celui qui entend le cri de son époque – car chaque époque a son cri – et collabore avec lui ; car celui-là seul est sauvé.
29 L’homme est un fauve du désert ; il y a un abîme autour de chacun de nous, et de pont nulle part… Quel malheur, Panaït, si tu ne le savais : tu serais idiot ; quel malheur si tu le savais et que tu ne l’oublies pas, tu serais froid et insensible.
30 Je me suis juré (après le voyage en Russie) de donner une unité à ma vie, de me libérer de mes mille servitudes, de vaincre la peur et le mensonge, et d’aider les autres à se libérer de la peur et du mensonge, et de ne plus accepter que des hommes oppriment les autres ; je me suis juré que nous donnerions à tous les enfants du monde de l’air pur, des jouets et de l’instruction, à la femme la liberté et la tendresse, à l’homme la bonté et la courtoisie.
31 Depuis ce jour-là (où j’ai connu Albert Schweitzer), j’ai été sûr que la Vie de St. François n’était pas une légende, sûr que l’homme pouvait encore faire descendre le miracle sur la terre.
32 Obéir est un signe sévère, s’abandonner avec confiance aux grandes forces visibles et invisibles qui sont en vous et autour de vous, avec la conviction inébranlable qu’elles savent tout et que l’on ne sait rien :  voilà le chemin, le seul chemin de la fécondité.
33 Je savais que le cœur féminin de l’homme a toujours besoin de consolation.
34 Je parlerai hardiment à Dieu, je lui dirai la peine de l’homme, la peine de l’oiseau, de l’arbre et de la pierre ; nous ne voulons pas mourir.
35 Une flamme traverse  les pierres, les hommes, les anges, voilà ce que je veux peindre… L’instant où les créatures de Dieu brûlent, c’est celui-là que je veux peindre : un peu avant qu’elles ne tombent en cendres.
36 Ne t’inquiète pas pour moi, si peu que j’aie, c’est assez pour moi ; et autant que je puisse avoir, ce n’est pas encore assez.
37 J’avais allumé le feu dans l’âtre, je sentais que j’étais heureux. Et brusquement un sanglot est monté au fond de moi-même… Ce n’était pas la première fois que j’entendais en moi ce sanglot. Qui donc pleure en moi ? criais-je en prenant peur ; pourquoi pleure-t-il ? en quoi suis-je coupable ? Que me manque-t-il ? Rien. Qui donc pleure en moi ? Que veut-il ? Que me veut-il ?
38

Ma lettre au Gréco n’est pas une autobiographie : ma vie personnelle n’a de valeur, très relative, que pour moi seul et pour personne d’autre ; la seule valeur que je lui connaisse est celle-ci : sa lutte pour monter de degré en degré et pour parvenir aussi haut que pouvaient la mener sa force et son obstination – au sommet que j’ai de moi-même nommé le regard crétois.
Tu trouveras donc lecteur, dans ces pages la ligne rouge faite des gouttes de mon sang qui jalonne mon chemin par mi les hommes, les passions, et les idées. Tout homme digne d’être appelé fils de l’homme charge sa croix sur ses épaules et monte à son Golgotha. Beaucoup, les plus nombreux atteignent le premier, le second, le troisième degré, halètent, s’affaissent au milieu de leur marche et n’arrivent pas au sommet du Golgotha – je veux dire au sommet de leur devoir : être crucifiés, ressusciter, sauver leurs âmes. Ils défaillent, la croix leur fait peur, ils ne savent pas que la crucifixion est l’unique chemin de la résurrection, il n’y en a pas d’autre.

39 Il n’y a pas de sommet ; il n’y a que des altitudes. Il n’y a pas de repos, il n’y a  que le combat.
40 C’est un sort pénible et ingrat que celui de l’homme qui écrit, parce que qu’il est naturellement obligé d’utiliser des mots, c’est-à-dire de convertir en immobilité l’élan qu’il porte en lui. Chaque mot est une écorce très dure, qui renferme en elle une grande puissance explosive ; pour trouver ce qu’il veut dire, il faut le laisser éclater en soi comme un obus, et ainsi libérer l’âme qu’il retient prisonnière.
41 Nous sommes nés dans une époque importante, pleine de tentatives changeantes, d’aventures, de conflits. Et ces conflits n’opposent pas seulement, comme autrefois les vertus et les vices mais, et c’est là le plus tragique, les vertus entre elles. Les anciennes vertus reconnues recommencent à perdre leur force, ne peuvent plus répondre aux exigences religieuses, morales et spirituelles sociales de l’âme contemporaine. On dirait que l’âme de l’homme agrandi et ne peut plus tenir dans les anciens moules.
42 J’ai été envahi par l’amère certitude de ma responsabilité… parce que je ne me lève pas pour crier, parce que je viens, je compatis mais j’oublie aussitôt ; parce que je me couche le soir et dors dans un lit chaud et ne songe pas à ceux qui sont sans abri.
43 Je sentais que c’était là mon devoir, mon unique devoir, réconcilier les irréconciliables, faire remonter du fond de moi-même les épaisses ténèbres ancestrales pour en faire autant que je le pourrais de la lumière.
44 Pour la première fois depuis que le monde existe, il a été donné à l’homme d’entrer dans l’atelier de Dieu, et de travailler avec lui. Et plus il transforme la chair en amour, en vaillance et en liberté, plus il devient fils de Dieu.
45 J’avançais avec assurance parce que je connaissais mon véritable visage et mon unique devoir : travailler ce visage avec autant de patience, d’amour et d’habileté que je le pourrais. Que veut dire le travailler ? Le transformer en feu et, si j’en ai le temps, avant que ne vienne la mort, faire de ce feu une lumière, pour que la mort ne trouve plus rien de moi à emporter. Parce que c’est là ce qui a été ma plus grande ambition : ne rien laisser de moi que la mort puisse emporter : quelques os seulement.
46 Ces deux choses, la naissance et la mort, ont été les tout premiers mystères qui ont bouleversé mon âme d’enfant. Je frappais de mon poing frêle ces deux portes fermées pour qu’elles s’ouvrent ; j’avais vu que je ne pouvais attendre de secours de personne ; tout le monde se taisait. Ce que j’apprendrais, je l’apprendrais tout seul.
47 Les mots me venaient difficilement, et si j’apportais un argument pour étayer mon opinion, brusquement l’argument contraire, également juste,se présentait à mon esprit ; j’avais honte de dire des mensonges et je me taisais.
48 La volonté de l’esprit, c’est l’exigence même de l’instant fatal où le hasard nous a fait naître : si nous voulons que notre vie soit féconde, il nous faut prendre une décision qui s’harmonise avec le rythme terrible de notre époque.
49 Depuis lors beaucoup de ceux que je chérissais sont morts, ils sont descendus non pas dans la terre mais dans ma mémoire et je sais à présent que tant que je vivrais, ils vivront aussi.
50 Depuis ma jeunesse jusqu’à ma vieillesse, je me suis imputé à péché toute parole ou toute action qui me détournait de ma destinée.
51 Nous ne pouvons pas changer la réalité, dit un mystique byzantin qui m’est cher, changeons donc l’œil qui voit la réalité. C’est ce que je faisais quand j’étais enfant, c’est ce que je fais encore dans les instants les plus créateurs de ma vie.
52 Pourquoi est-elle morte ? Quand tu seras grand, tu seras pourquoi. Je ne l’ai jamais su. J’ai grandi, j’ai vieilli, je ne l’ai jamais su.
53 La passion de la liberté. De quoi devais-je me libérer ? De qui ? : se libérer d’abord du Turc, c’était là le premier degré ; ensuite se libérer du Turc que l’on porte en soi : l’ignorance, la méchanceté, l’envie, la peur, la paresse, les idées brillantes et fausses ; enfin, e libérer dees idoles, de toutes les idoles même les plus respectables, même les plus aimées.
54 Mainte et mainte fois dans ma vie, tantôt volontairement, tantôt malgré moi, j’ai mis un masque commode sur les frayeurs : l’amour, la vertu, la maladie, et c’est ainsi que j’ai pu supporter la vie.