ALEXIS ZORBA
Traduit du grec par Yvonne Gauthier, Pocket, 1981
|
N.Kazantzaki ALEXIS ZORBA
Traduit du grec par René Bouchet, Editions Cambourakis, 2015 |
Le narrateur, un intellectuel anglais, se rend en Crète où il possède une terre et une mine de lignite qu'il veut exploiter. Il emmène avec lui pour l'aider Zorba, un Grec truculent et aventurier.
I
Voici le début du roman, dans deux traductions.
J'ai fait sa connaissance au Pirée où j'étais descendu prendre le
bateau pour la Crète. Le jour était sur le point de se lever. Il
pleuvait. Un fort sirocco poussait les embruns jusque sur le petit café.
Les portes vitrées étaient fermées, il y avait dans l'air des relents
de sueur et d'infusion. Il faisait froid dehors, l'haleine des clients
avaient embué les carreaux. Cinq ou six marins vêtus de gilets bruns en
poil de chèvre, qui avaient passé la nuit sur place, buvaient du café
et de la sauge et regardaient la mer à travers les vitres opaques.
Etourdis par les lames de la tempête, les
poissons avaient trouvé refuge dans la tranquillité des eaux profondes
et attendaient que, plus haut, la mer se calme. Les pêcheurs, entassés
dans les cafés, attendaient eux aussi que la colère divine s'apaise et
qu'une fois rassurés les poissons remontent à la surface mordre à
l'hameçon. Les soles, les rascasses, les raies rentraient dormir après
leurs expéditions nocturnes. Le jour se levait.
Traduction de René Bouchet, p. 19
Je le rencontrai pour la première fois au Pirée. J'étais descendu au port prendre le bateau pour la Crète. Le jour allait se lever. Il pleuvait. Un fort sirocco soufflait et les éclaboussures des vagues arrivaient jusqu'au petit café. Les portes vitrées étaient closes, l'air sentait le relent humain et l'infusion de sauge. Dehors, il faisait froid et le brouillard des haleines embuait les carreaux. Cinq ou six matelots qui avaient veillé toute la nuit, emmitouflés dans leurs vareuses brunes, en poil de chèvre, buvaient du café ou de la sauge et regardaient la mer à travers les vitres ternies. Les poissons étourdis par les coups de la mer démontée avaient trouvé un refuge dans les eaux tranquilles des profondeurs ; ils attendaient que, là-haut, le calme revienne. Les pêcheurs empilés dans les cafés attendaient eux aussi la fin de la bourrasque et que les poissons, rassurés, remontent à la surface mordre à l'appât. Les soles, les rascasses, les raies revenaient de leurs expéditions nocturnes. Le jour se levait.
Traduction d'Yvonne Gauthier, p. 9
II
- Jusqu'à quand ? me
demanda-t-il, souriant, ironique.
- Quoi : jusqu'à quand ?
- ... Continueras-tu à mâchonner du papier et à te barbouiller
d'encre? Viens avec moi, cher maître. Là-bas, dans le Caucase, des
milliers d'hommes de notre race sont en danger. Allons les sauver.
Il se mit à rire pour railler son noble dessein.
- Possible que nous ne les sauvions pas, ajouta-t-il. Mais nous nous
sauverons nous-mêmes en nous efforçant de sauver les autres.
N'est-ce pas ce que tu prêches, mon maître ? "La seule façon
de te sauver toi-même, c'est de lutter pour sauver les
autres..." Alors, en avant, maître, toi qui prêchais si bien.
Viens !
Je ne répondis pas. (...)
Sans attendre de réponse, mon ami se leva. Le bateau sifflait
maintenant pour la troisième fois. Il me tendit la main, cacha de
nouveau son émotion sous la raillerie.
- Au revoir, souris papivore ! dit-il.
Traduction d'Yvonne Gauthier, p. 11.
III
A leur arrivée, on leur conseille pour se loger d'aller voir Madame Hortense, qui tient une pension.
- Soyez les bienvenus ! Soyez les bienvenus !
Une petite bonne femme, courtaude, grassouillette, les
cheveux décolorés, couleur de lin, apparut sous les peupliers, se
dandinant sur ses jambes torses, les bras tendus. Un grain de beauté, hérissé
de soies porcines, ornait son menton. Elle portait un ruban de velours
rouge autour du cou et ses joues flétries étaient plâtrées de poudre
mauve. Une petite mèche folâtre sautillait sur son front, qui la faisait
ressembler à Sarah Bernhardt, vieille, dans l'Aiglon.
- Charmé de faire votre connaissance, madame Hortense
! répondis-je en me préparant à lui baiser la main, entraîné par une
soudaine bonne humeur.
La vie m'apparut tout à coup comme un conte, une comédie
de Shakespeare, disons la Tempête. Nous venions de débarquer,
tout trempés après le naufrage imaginaire. Nous étions en train
d'explorer les rivages surprenants et de saluer cérémonieusement les
habitants du lieu. Cette Dame Hortense me faisait l'effet de la reine de
l'île, une sorte d'otarie blonde et luisante qui aurait échoué, à
moitié pourrie, parfumée et moustachue sur cette plage de sable. Derrière
elle, avec ses multiples têtes crasseuses, poilues et pleines de bonne
humeur, Caliban, le peuple, qui la regardait avec fierté et mépris.
Zorba, le prince travesti, la contemplait, lui aussi,
les yeux écarquillés, comme une ancienne compagne, vieille frégate
ayant combattu sur des mers lointaines, tour à tour victorieuse et
vaincue, ses sabords enfoncés, ses mâts rompus, ses voiles déchirées -
et qui, maintenant, sillonnée de fissures qu'elle calfatait de crème et
de poudre, s'était retirée sur cette côte et attendait. Assurément
elle attendait Zorba, le capitaine aux mille balafres. Et j'avais plaisir
à voir ces deux comédiens se rencontrer enfin dans ce décor crétois,
simplement mis en scène et brossé à grands coups de pinceau.
Traduction d'Yvonne Gauthier, p. 38.
IV
Je m'habillai et
allai marcher le long du rivage. J'avançai à pas rapides, aussi
gai que si je venais d'échapper à un danger ou à un péché
quelconque. Mon désir matinal d'épier l'avenir pour le
découvrir alors qu'il n'était pas encore né m'apparut soudain
sacrilège.
Je me souvins d'un matin où j'avais trouvé un cocon
dans un pin, au moment où son écorce se fendait et où le
papillon s'apprêtait à sortir. J'attendais, j'attendais, mais il
tardait, et j'étais pressé. Je me penchai alors sur lui et me
mis à le réchauffer de mon haleine. Je le réchauffais avec
impatience et le miracle commença à se produire sous mes yeux,
à un rythme plus rapide que celui de la nature. L'écorce
s'ouvrit entièrement, le papillon apparut. Mais je n'oublierai
jamais l'effroi qui me saisit à cet instant : ses ailes fripées
restaient collées, son petit corps tremblant luttait pour les
déployer, mais n'y parvenait pas. Je m'efforçais de l'aider en
lui soufflant dessus. En pure perte. Il avait besoin d'une
maturation et d'une ouverture patientes au soleil, et il était
trop tard. Mon souffle avait contraint le papillon à se montrer
avant l'heure, ridé, prématuré. Sorti avant terme, il s'agita
désespérément et mourut peu après au creux de ma main.
Je crois que le cadavre duveteux de ce papillon est
le poids le plus lourd que j'ai sur la conscience. J'ai
profondément compris cela aujourd'hui : c'est un péché mortel
de forcer les lois éternelles ; on a le devoir de suivre avec
confiance le rythme pérenne de la nature.
Traduction de René Bouchet, pp. 162-163.
Je m'habillai et pris le bord de l'eau. Je marchais vite et
j'étais joyeux, comme si j'avais échappé à un danger ou à un
péché. Mon désir indiscret d'espionner et de saisir l'avenir
avant qu'il soit né m'apparut brusquement comme un
sacrilège.
Je me souvins d'un matin où j'avais découvert un
cocon dans l'écorce d'un arbre, au moment où le papillon brisait
l'enveloppe et se préparait à sortir. J'attendis un long moment,
mais il tardait trop, et moi j'étais pressé. Enervé, je me
penchai et me mis à le réchauffer de mon haleine. Je le
réchauffais, impatient, et le miracle commença à se dérouler
devant moi, à un rythme plus rapide que nature. L'enveloppe
s'ouvrit, le papillon sortit en se traînant, et je n'oublierai
jamais l'horreur que j'éprouvai alors : ses ailes n'étaient pas
encore écloses et de tout son petit corps tremblant il
s'efforçait de les déplier. Penché au-dessus de lui, je
l'aidais de mon haleine. En vain. Une patiente maturation était
nécessaire et le déroulement des ailes devait se faire lentement
au soleil ; maintenant il était trop tard. Mon souffle avait
contraint le papillon à se montrer, tout froissé, avant terme.
Il s'agita, désespéré, et, quelques secondes après, mourut
dans la paume de ma main.
Ce petit cadavre, je crois que c'est le plus grand
poids que j'aie sur la conscience. Car, je le comprends bien
aujourd'hui, c'est un péché mortel que de forcer les grandes
lois. Nous devons ne pas nous presser, ne pas nous impatienter,
suivre avec confiance le rythme éternel.
Traduction d'Yvonne Gauthier, p. 141.
Traduit de René Bouchet, 2015, p. 370
Le ciel était plein d'étoiles, la
nuit au-dessus de nous ruisselait, toute bleue ; en nous, notre
coeur voulait guérir, mais il se retenait.
"Fais-lui tes adieux pour toujours,
pensais-je, regarde-le bien, jamais plus, jamais plus tes yeux ne
reverront Zorba !"
Je fus sur le point de me jeter contre la
vieille poitrine et de me mettre à pleurer, mais j'eus honte.
J'essayai de rire pour cacher mon émotion, je n'y parvins pas. Ma
gorge était serrée.
Je regardai Zorba tendre son cou d'oiseau
de proie et boire en silence. Je le regardais et mes yeux
s'embrumaient ; quel est donc ce mystère atroce, la vie ? Les
hommes se rencontrent et se séparent comme les feuilles que
chasse le vent ; en vain, le regard s'efforce de retenir le
visage, le corps, les gestes de l'être aimé ; dans quelques
années on ne se rappellera plus si ses yeux étaient bleus ou
noirs.
"Elle devrait être de bronze, elle
devrait être d'acier, l'âme humaine, criai-je en moi-même, et
non de vent !"
Traduit d' Yvonne Gauthier, 1981, p. 335