Eléni N.Kazantzaki 

LA VERITABLE
TRAGEDIE 
DE PANAÏT
ISTRATI

éditions Lignes/IMEC
2013

 

Correspondance Panaït Istrati avec Victor Serge et Nikos Kazantzaki, avec présentation d'Anselme Jappe ; version originale française d'après un tapuscrit déposé à l'IMEC par la Sociéte des Amis de Panaït Istrati.

 

 

I

 

Un homme sera le héros de ce livre, un homme frisant la quarantaine, hâve, à la poitrine creuse, aux bons yeux inquiets et avides, aux gestes brusques, à l'âme vaste, toujours en ébullition, semblable au pays qu'il tentait de connaître.
     Un homme sera mon héros, cependant je parlerai encore d'un autre homme, son-frère-et-compagnon-de-route en ces temps-là, ainsi qu'il aimait à l'appeler. Et je parlerai aussi de la très douce Bilili, Bilili la silencieuse, aux yeux sévères de madone byzantine, la compagne de ces jours fertiles en bonheur, en événements tristes, en nobles idées...
      Et je me vois encore obligée d'esquisser - très légèrement - la quatrième figure de ce quatuor vagabond, une jeune Grecque qui a ouvert son coeur, ses yeux et ses oreilles et ne pourra plus oublier ce qu'elle a vécu pendant cette année soviétique.

      Voici donc ces êtres donquichottesques en marche vers Nijni Novgorod et sa fameuse yarmarka.
      "... Une affaire très compliquée pour moi c'est l'affaire de Nijni Novgorod. Ma malheureuse foire s'ouvre en juin, dans un mois et on me dit qu'il faut être là dès l'ouverture. Misère ! Car que ferai-je de mon Adrien Zograffi pour lequel il me faut au moins deux mois de tranquillité ? (J'ai encore le malheur de ne pas pouvoir entamer dès à présent Adrien, car j'aurai à finir la série d'articles sur la Grèce pour le Monde. Quinze jours de travail !) Voilà où nous en sommes !"

      Panaït a dû pousser souvent ces cris d'impatience depuis le mois de mai. Et nous voici vers la fin août, en marche vers la fameuse, la tant désirée yarmarka.
      Courbé sous l'énorme poids de son sac de voyage, harnaché de son appareil photographique et des accessoires qui, à eux seuls demanderaient un porteur, tenant d'une main la Remington portative, de l'autre une importante aiguière d'aluminium, Panaïtaki, notre cher haïdouk, s'enfonce allègrement dans la marée des blouses blanches.
      Le dépassant de quelques doigts, Kazan le Crétois suit à petits sauts secs, nu-tête, vêtu du même costume gris-vert que Panaït. Costumes confectionnés par un tailleur pour dames d'Athènes. L'étoffe est riche, mais les coutures craquent. Ils peuvent à peine se mouvoir mais ils en sont fiers. Ne les prendront-ils pas pour deux frères ?

pp. 19-20

 

II

    N'importe quelle foire de Paris offre plus d'intérêt que la fameuse Novorosiskaia Yarmarka
     "Aman, bré
(1) Niko, est-ce ça, la foire de nos rêves ?"
     Hangars démolis, rues délabrées, misère... Le commerce privé, autrefois florissant a émigré. Quelques marchands persans s'entêtent encore : courtauds, maigres, ridés eux-mêmes comme leurs marchandises, figues et poires sordides.
     Sur la place centrale, les chevaux de bois tournent sans cavaliers. La musique n'entraîne personne.
     Un cirque d'aspect minable. A l'entrée, perchés sur deux caisses, un vieux pélican et son flirt, une jeune guenon pelée. Les badauds tâchent de s'amuser. La guenon leur crache sur la tête les pommes et les cacahuètes avec les sacs de papier qu'ils venaient de lui offrir. Plus digne, le pélican bâille, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre.
     On ne trouve plus dans les deux halles de l'Etat les broderies originales, les objets de luxe d'autrefois.
     Seuls les articles de première nécessité intéressent les visiteurs : aluminium, chaussures, savon, divers outils, machines.
     Un seul objet de fantaisie : le koustari, le bibelot de bois. Mais quelle surprise !
     "L'agiographie byzantine ! s'écrie Panaït émerveillé. Sommes-nous en Russie soviétique ou bien dans la sainte Russie des tsars ?
     - Nous sommes sur la terre, splendide et douloureuse, rétorque Nikos. Le coeur humain est un muscle tenace qui n'oublie jamais et se moque de l'intelligence, cette garce légère et inconstante qui se croit libre quand elle commet des infidélités.
     - Explique-toi plus clairement, bougre ! Je ne te suis plus.
     - Le coeur de l'artisan russe se souvient. Il a aimé pendant des siècles ces pauvres pêcheurs et il a entouré leur tête d'une auréole d'or. Il les a appelés "pêcheurs d'âme", "compagnons de Dieu", "apôtres". Il leur a donné des noms si doux : Pierre, Jean, Philippe. La barque du pêcheur est devenue le symbole de l'Eglise, le poisson a pris un sens nouveau, et la mer a souri, calme, obéissante et heureuse sous les pieds de Jésus. Le coeur humain n'oublie jamais ; voilà pourquoi, mon cher Panaïtaki, ces tavarichtchi pêcheurs et ces barques et ces poissons et cette mer soviétique ont cet air étrange qui te trouble. La nouvelle synthèse de l'ouvrier et de l'apôtre est là, inconsciente et profonde."
     Panaït regardait longuement cette vieille iconographie byzantine qui aspire à la nouvelle synthèse. Jamais Jean aux pieds de Jésus ne révéla plus respectueuse dévotion. Nous retrouvons dans le dessin l'évocation du nimbe de la flamme. Ses deux autres compagnons ont les mêmes expressions millénaires. Mais ce ne sont plus des saintes images. Ce sont des boîtes à cigares, des poudrières, des joujoux... Et l'apparence est sauvée.

(1) "Hélas, mon vieux !", expression grecque très familière

pp. 23-24

 

III

     Victor Serge, avec ses beaux-parents et leur progéniture, avaient loué un vaste appartement à l'étage supérieur d'un bel immeuble à Leningrad. Cet appartement et une jeune komsomol intrigante - serait-ce une espionne du KGB ? - déclenchèrent l'incroyable drame Roussakov.
      D'après une loi de ces temps-là, le nombre de chambres qu'une famille avait le droit d'habiter était strictement limité. Une pièce de l'appartement Roussakov devait, d'après cette loi, être cédée à un locataire.
      Une komsomol arrive. Elle se présente comme étudiante. On lui donne de bon coeur la pièce en question. Mais ce n'est pas une jeune fille normale, c'est une vipère vénéneuse. En quelques jours elle arrive à cracher son venin et à se chamailler avec tous les membres de la famille Roussakov : elle crache au visage de la grand-mère, égratigne et gifle Liouba (qui a connu la jeune femme de Victor Serge peut jurer avec moi qu'elle est un être angélique), bat le petit Vladi et met tout le monde sens dessus dessous.
      Naturellement on la met à la porte.
      Elle s'en va furibonde et dans les deux ou trois jours qui suivent on appelle Roussakov à sa fabrique : "Tu es un saboteur !"
      A l'âge de 70 ans, ce brave ouvrier, qui avait travaillé toute sa vie à la sueur de son front, non seulement pour nourrir ses enfants, mais pour la Grande Idée aussi, à 70 ans, après une longue vie honnête et éprouvée, Roussakov perd son travail, n'a plus le droit au livret de coopération, est donc condamné à mourir de faim, lui et les siens.
      Panaït ne peut en croire ses yeux et ses oreilles. Il intervient. Il va à Moscou, monte et descend dix fois par jour les escaliers des puissants du jour. Il visite les commissaires, les amis impuissants ou aveugles... Oui, oui... mais on ne fait absolument rien. Kazan ne connaît qu'Olga Kameneva. Il va la voir. En vain. Tout est en vain !
      Lettre sur lettre arrivent les mauvaises nouvelles de Leningrad. Appels au secours d'autant plus navrants que les victimes croient fermement à la justice de leur Etat.
      Maintenant ce n'est plus le vieux Roussakov mais Victor Serge aussi qui tombe en disgrâce.
      Panaït n'a jamais été Gide, ni Wells, ni même ce qu'on appelle : "un dur". Panaït, le chevalier de l'Amitié et de la Justice était resté jusqu'à sa mort tendre et vulnérable comme un enfant.
      Alors il fallait le voir, perdre la raison, s'enfermer dans sa chambre à Moscou et blasphémer de rage. Et comme il croyait que Kazan restait impassible - ce sale égoïste ! - il commença à le détester. Pour se faire pardonner, plus tard, quand abandonné de ceux qu'il appelait "ses grands amis", il lui demandait s'il voulait, encore une fois, travailler avec lui...
      De longs moments d'atonie succédaient à la fureur. Panaït courait, courait du matin au soir, menaçait, implorait... Il prenait le téléphone, exaspéré, et criait le mot de Cambronne aux satellites de Staline. Puis, tel un lapin blessé, poursuivi par la meute, il se blottissait dans son coin, tremblant, en attendant son arrestation et sa disparition certaine. "Advienne que pourra ! Ne nous avait-on pas raconté comment un journaliste par trop curieux avait voulu faire une excursion d'où il n'était jamais revenu ?"
      Pourquoi vilipender Panaït Istrati ? Que les braves et les vaillants se taisent. J'aurais voulu les voir à la place de notre ami, en plein camp ennemi, lutter, hurler, se cogner la tête contre le mur bureaucratique, souffrir atrocement.
      " Alors en URSS on poursuit les ouvriers ? On tue les amis ? Alors est-ce pour ce système-là que nous voulons sacrifier notre vie, notre oeuvre, notre âme ? Ah !, non par exemple ! Ou bien on réhabilite Roussakov, ou je leur crache à la figure, je rentre en Europe et crie mon témoignage d'honnête homme. Je sais crier, bon Dieu, je crierai à en ouvrir les oreilles à Staline et à sa troupe !"
      Panaït combat seul contre la Machine infernale. Les amis français pour qui il aurait donné sa tête le calomnient, Barbusse va encore plus loin dans son journal (Monde). Les intellectuels du monde entier, chacun pour une raison différente, le regardent, ironiques, et c'est seulement après quelques années, avec leur intervention massive, qu'on arrive à tirer Victor Serge et Liouba de la Sibérie. Victor Serge seul, puisque Liouba y a perdu sa raison ! Et les autres ? Jeunes et vieux, vrais militants, russes ou étrangers venus en URSS pour y chercher refuge ?

      Au printemps de 1929, nous avons quitté l'URSS sans nous serrer la main. Panaït nous en voulait de n'avoir pas lutté activement contre la bureaucratie naissante de Staline. Nous en voulions à Panaït de vouloir donner des armes aux ennemis, non pas de la Russie soviétique, mais de toute l'humanité en mal de liberté. Car il n'était pas difficile de prévoir le troisième acte de la tragédie poignante qui allait se jouer. Ce n'était pas la première fois qu'un homme qui désirait être juste, par son excès de franchise, n'arrivait qu'aux antipodes de son désir : à l'injustice la plus abjecte. Nous savions aussi que notre cher Panaït, notre Don Quichotte de génie, allait souffrir plus que son corps ravagé et son grand coeur blessé ne pourraient supporter dans un combat aussi inégal.
      Kazan, de nouveau solitaire, s'en alla vers le Turkestan et la Sibérie, mit de l'ordre dans ses impressions et en vrai homme qui n'adhère à rien, les cristallisa dans un livre prophétique mais qui ne permettra jamais aux bourgeois de se pourlécher les babines et de se méprendre volontairement sur leur propre compte.

pp. 165-168