N.Kazantzaki
L'ODYSSEE
Traduction de Jacqueline Moatti, Plon, 1971 |
I
II
Quand il eut fauché
dans ses larges cours les jeunes arrogants, Ulysse, enfin, relâcha son arc
rassasié et entra dans un bain chaud pour laver son corps de géant.
Deux esclaves se relayaient pour verser l'eau, mais quand
elles virent le maître elles se mirent à hurler parce que son ventre velu et
ses cuisses fumaient, et qu'un épais sang noir ruisselait de ses deux paumes.
Sur les dalles, les cruches d'airain roulèrent avec fracas.
L'Errant, attendri, se mit à rire dans sa barbe bouclée, et
d'un froncement de sourcils fit signe aux filles de sortir.
Longtemps, il jouit de l'eau tiède, ses veines s'étalaient
dans son corps comme des fleuves, ses reins se détendaient, et le grand esprit,
dans le bain, s'éclairait et se délassait.
Il s'apaise puis, légèrement, lentement, d'une huile parfumée
il lisse sa peau desséchée par le sel, et ses longs cheveux, et la jeunesse
revient fleurir sa chair flétrie.
Sur des clous à tête d'or, dans l'ombre parfumée des vêtements
brillent, où l'épouse fidèle a brodé des navires rapides, des dieux et des
vents violents.
L'homme tend sa main bronzée et lentement choisit l'étoffe
la plus flamboyante qu'il déploie sur son épaule.
Tout fumant encore, il tire le verrou et franchit la porte.
Dans l'ombre les esclaves sont éblouis, s'éclairent les
poutres noircies de la maison ancestrale, et Pénélope qui attendait, muette et
blême, sur le trône, se retourne ; ses genoux se dérobent de terreur : « Ce
n'est pas lui, ô dieux, que j'ai désiré tant et tant d'années! Je vois un
dragon géant qui écrase mon foyer. »
Chant I, p. 33.
III
Ulysse est de retour à Ithaque, a vaincu les Prétendants, a renoué les liens avec son fils et son peuple. Il doit les renouer aussi avec ses ancêtres.
Telle une ouvrière, la journée se réveille, le monde se remplit d'ailes, de gazouillis, de bruits de bêtes et de rumeurs d'hommes.
Au loin, dans les vieux oliviers, retentissent les deux notes du coucou.
Comme il tend l'oreille pour savourer le chant du printemps,
son esprit, comme une terre remuée, se couvre d'herbe nouvelle ; le coeur du
voyageur se serre, des voix très douces montent du sol et l'attirent : «Viens,
viens, petit-fils, arrière-petit- fils, viens avec une pleine cruche!»
Le Meurtrier frissonne, il respire ses terribles ancêtres,
et ses narines se remplissent de la camomille des morts. Il s'élance, regarde
autour de lui, choisit une amphore ventrue, une amphore de bronze qui apportait
le vin aux festoyeurs.
Il se penche sur le bassin, et, avec un cratère double,
remplit de sang la jarre, pour désaltérer ses ancêtres. Quand elle est
pleine, il la bouche soigneusement de thym odorant, et prend le vieux sentier
tortueux qui monte vers les tombes embroussaillées.
Tous les morts, comme des crabes, sautent dans sa poitrine,
tendent leurs pinces vermoulues et leurs ventres verdâtres.
"Ah! les morts se multiplient et vont me renverser!
"
Mais dès que l'air frais de la montagne frappe son visage,
il reprend courage ; les champs sentent bon, les abeilles butinent la sarriette
nouvelle, les hirondelles fendent la lumière, et leur ventre blanc étincelle,
velu et chaud, haletant d'amour, dans le vent fécondant.
Ses narines battent, respirant son île brumeuse de haut en
bas, et le rivage odorant de plantes grasses et salées.
«Qu'elle est bonne, cette terre, ô dieux ! murmure-t-il.
Oeil, narines, langues, oreilles se hâtent d'en jouir! »
Mais en lui les ancêtres crient ; il reprend le chemin sacré
pour abreuver les gorges haletantes de la terre.
Depuis longtemps, sur leurs lits de pierres, l'épée au côté,
ils attendent, mâchoires béantes, leur petit-fils, et le grand Vagabond craint
d'arriver trop tard.
Trouvera-t-il les morts dissous, noyés sous l'herbe !
Mais voilà que l'enceinte rugueuse apparaît, faite de rocs
taillés qui s'emboîtent comme les os d'un crâne.
Alignées comme des âmes noires sur la haie, les corneilles,
en voyant le fils monter avec la cruche pleine, ouvrent leurs gros becs sans
fond et se rassemblent, les unes sur le figuier vorace qui paît le cimetière
des femmes, les autres sur le chêne qui suce les ancêtres mâles.
Le Voyageur, silencieux sur le seuil immuable, roule la
lourde pierre de l'entrée.
Les tombes digèrent lentement dans la chaleur pesante, le
lierre insolent s'enracine dans les fissures des pierres, douceur, parfum,
calme, les abeilles bourdonnent, la camomille s'étale, lumière d'étoiles sur
la terre.
Sur le lourd monolithe gravé du linteau, un vieux héron étend
ses ailes vagabondes ; le charretier du ciel, sur son dos osseux, dans les creux
de son cou, transporte des hirondelles et les berce, tout joyeux, dans le vent
chaud.
Soudain l'âpre petit-fils sent peser sur sa nuque le regard
aigu que pose le chef mystérieux de sa race redoutable : « Bénie soit l'heure
où je te retrouve, héron, grand-père aux hirondelles! » crie le Meurtrier
qui ôte le bouchon de thym, et lance à pleines giclées le sang pour que l'aïeul
boive et prenne force.
Le cerveau de l'Homme aux sept âmes bat des ailes et se
dresse comme un héron ; ses mains ensanglantées, sa gorge, ses genoux frémissent,
car des esprits invisibles et aveugles le tâtent pour savoir qui il est, ami,
ennemi, ce qu'il veut, ce qu'il tient sur l'épaule.
Sa cruche résonne, comme si de minuscules becs la
picoraient.
Comme le semeur lance à la volée le blé sur la terre, il
verse sur les dalles de grosses gouttes de sang et, en piaulant, il convie au
festin les esprits. Il s'agenouille entre les tombes, soulève la pierre qui
ferme la fosse où se mêlent haleines chaudes et mâchoires mortes, et, comme
on ouvre la gorge d'une victime, renverse la cruche sur la terre.
Le sang, comme une source, roule en clapotant et descend chez
les morts.
Bêtes endormies dans la boue, les cadavres pelotonnés
pourrissaient, avec leurs crânes blancs, alignés comme un remblai de pierres.
Accroché au bord du gouffre des morts, le Vagabond,
l'oreille collée au sol, écoute dans les enfers les os qui se remettent à
craquer de nouveau, les cous qui se tendent, et les mains qui, dans la terre,
saisissent sauvagement leurs couteaux.
Comme des tentes guerrières, au lointain, les tombes
retentissent.
Les morts boivent le sang humain, grandissent en se pourléchant
encore, relèvent vers la lumière leurs têtes boueuses, noeud de serpents
grouillants qui se dénoue au soleil.
Chant I, pp. 46-48
IV
Quelle joie, dans la solitude de la montagne, dans l'air pur,
de monter seul, une feuille de laurier entre les dents !
Tu entends l'artère battre
dans tes mollets, monter dans tes genoux, dans tes reins, gagner ta gorge,
et s'étaler comme un fleuve pour irriguer toute ta pensée.
Tu ne dis pas : "Je vais à droite ou à gauche". Tu laisses les quatre vents souffler au carrefour de ton cerveau.
A mesure que tu montes, tu entends le dieu respirer tout autour, rire à côté de toi, marcher et faire rouler les pierres.
Tu te retournes. Personne ! Comme un chasseur qui va, dès l'aube, à la chasse aux perdrix n'entend pas un bruit d'ailes, mais la fraîche montagne qui caquette tout entière.
Quelle joie ! Comme un étendard, la terre tremble dans la brume du matin.
Ton âme chevauche une monture solide et nerveuse : ses reins sont doubles, sa tête est une forteresse et sur son poitrail pendent deux perles d'or, le soleil et la lune.
Lancé à la recherche d'oiseaux imprenables, tu laisses en arrière la pensée et la vie bruyante, et la joie prostituée, tu dis adieu à la vertu et à l'amour engourdissant ; comme le serpent à sonnettes abandonne sa dépouille sur les épines, tu abandonnes derrière toi la terre rongée de vers.
Ils rient, les insensés dans les tavernes, et les filles pâlissent, et les propriétaires agitent, menaçants, leurs toques fourrées ; tes pommes leur font envie, mon âme, mais ils ont peur du gouffre.
Toi, tu entonnes un chant martial, et comme un fiancé qui va vers son aimée avec les cadeaux de la noce, tu entres dans la solitude.
Chant XIV, p. 447.