N.Kazantzaki 

 

LA LIBERTE OU 
LA MORT

 

Traduit du grec par Gisèle Prassinos et Pierre Fridas
Presses Pocket, 1956

 

 

- Prends la peinture, Thrassaki et allons-y. Tiens, là, dans le coin. Moi, je prends le pinceau.
- Où est-ce qu'on va, grand-père?
- Tu vas voir. Seulement, dépêchons-nous avant qu'il ne remette à neiger.

Arrivés devant la porte, le grand-père et le petit-fils s'arrêtèrent pour regarder en bas le village figé, muet, enfoui sous la neige... Quel enchantement, cette blancheur sur les maisons, les pierres, les rues. La neige légère et immaculée avait miraculeusement embelli les bois morts, les détritus, les ruines ! Thrassaki ne se lassait pas de contempler le village, métamorphosé ainsi en l'espace d'une nuit.

L'aïeul sortit son grand mouchoir multicolore de sa ceinture et se mit à balayer la neige qui recouvrait la porte.

- Va chercher un chiffon, Thrassaki et viens m'aider.

Le bois apparaissait, éclatant de propreté. L'aïeul se pencha, fit sauter le couvercle du pot de peinture et trempa le pinceau.

- Au nom du Père ! murmura-t-il.

- Qu'est-ce que tu vas faire, grand-père ?

- Tu vas voir tout de suite !

Il leva le pinceau et, lentement, avec application, dessina la première lettre rouge sur la porte : L. Puis I, puis B...

- Ah ! J’ai compris, s’écria Thrassaki.

L'aïeul sourit.

-Tu comprends maintenant ma lubie d'apprendre à écrire ? fit-il. J'avais mon idée. Je compte couvrir le village d'inscriptions. Je ne laisserai pas un mur, je monterai sur le clocher, j'irai à la mosquée et partout j'écrirai : la Liberté ou la Mort ! La Liberté ou la Mort !... avant de mourir...

Tout en parlant, il écrivait les mots magiques à coups de pinceau et reculait de temps en temps pour admirer son travail. Il suffisait donc d'aligner quelques bâtons et quelques ronds pour que tout cela se mette à crier comme une bouche d'homme, un gosier, une âme ! Ce mystère continuait à l’étonner. « Dis-moi, Thrassaki, demandait-il parfois à son petit -fils, c’est vrai que ces signes-là sont des choses vivantes qui parlent? Comment se fait-il qu'elles parlent ? Ô Seigneur, tu es un magicien. »

Sa porte criait, maintenant... Il resta un long moment à la contempler. Ça n'était plus une porte, c'était le Capétan Sifakas en personne, c'étaient deux pétales de son coeur qui criaient.

 

pp. 418-419.