N.Kazantzaki
LE JARDIN DES ROCHERS
Editions du Rocher, 1991 |
I
- Joshiro
san,
dis-je à ma compagne à bord du bateau qui nous emportait vers le
Japon, Joshiro san, votre âme, j'en suis sûr, est très simple,
comme toute âme de femme ; votre corps, pareil à tous les corps
de femme, qu'ils soient blancs, jaunes ou noirs, est assoiffé de
caresses. Je connais tous les mystères nus ; mais vous êtes
d'une autre race que moi et cela excite voluptueusement ma
curiosité. Le voyage est trop long ; si nous nous aimions un peu,
Joshiro san ?
Un large sourire bouddhique jaillit de
ses grosses lèvres et se répandit sur tout son visage un peu
brutal mais d'un jaune très poli.
Et comme elle se taisait en regardant de
ses longs yeux bridés la mer moutonneuse, je poursuivis en riant
:
- Quel bonheur ! A travers vous, Joshiro
san, j'aurais pu comprendre la race jaune mieux qu'en lisant tous
les gros livres écrits sur cette race fascinante et dangereuse.
L'amour est le plus grand des pédagogues ; sa méthode est la
plus sûre : elle est base sur nos sens les plus profonds, le
toucher et l'odorat.
Joshiro rit en coulant vers moi un long
regard ; ses larges dents brillèrent aux rayons du grand soleil
oriental ; la mer verte d'Egypte s'étendait déjà devant nous
comme une tendre prairie de printemps.
pp. 9-10
II
Un matin enfin, à l'aube, Colombo. Heure douce, mouvement amoureux de la proue qui, dans les vapeurs orange et violettes du matin, pénètre sans bruit dans la ville endormie...
Le soleil éclate, les minarets surgissent, des bougainvilliers en fleur escaladent les murs, les sirènes troublantes, odorantes, mâchant du bétel, rient et chuchotent devant la mer indigo.
Une humanité chaude, qui ne craint pas les couleurs, fourmille sur les quais, dégorge des ruelles ; de larges feuilles de bananier, une poignée de riz au poivre rouge, des doigts frêles aux ongles peints de henné et l'on mange à l'ombre.
Un petit Bouddha en bronze assis sur une pierre au carrefour. Un vieillard prosterné lui parle de ses affaires ; une jeune fille dépose à ses petits pieds, en souriant, quelques fleurs rouges, des hibiscus aux langues enflammées. Autour de la tête du Bouddha une douzaine de petits moulins à vent de bambou. Ce sont les moulins à vent de la prière. La brise un instant souffle et les moulins se mettent à moudre paresseusement les désirs des hommes.
La jeune fille qui avait offert à Bouddha les fleurs rouges me regarde en riant et me fait signe.
Je suis les tintements des anneaux de bronze qu'elle porte à ses chevilles. Elle va en avant, elle balance joyeusement les hanches ; elle est contente, sa prière a été vite exaucée.
Une porte s'ouvre, une minuscule cour, une chambre obscure de bambou. Ombre fraîche, odeur de maïs et de poivre. Les bracelets se mettent à tinter bruyamment et les dents très blanches jettent des éclairs dans l'obscurité odorante.
La vie est un miracle très simple, le bonheur est à la portée de tous, fait sur mesure pour l'homme;
il dure un instant et c'est bien.
Nous partons ; nous respirons l'élément cruel et chaste, la mer. L'âme enfin se ressaisit ; elle a honte de tout ce qu'elle a vu, entendu, goûté et tâté sur la terre. Elle n'est, hélas, cette âme, qu'une petite chrétienne qui a peur encore, qui voit encore avec terreur
l'épouvantail dressé sur l'arbre de vie.
pp. 20-21
III
La Terre.
Ce n'est pas toi qui as crié. Ce n'est pas ta race qui
crie dans ta poitrine d'argile. Ce ne sont pas les générations humaines,
les blanches, les jaunes, les noires, qui crient dans ton coeur.
La Terre entière, avec ses fleuves et ses arbres, avec ses
animaux, ses hommes et ses dieux, est accrochée à ta poitrine et crie.
La Terre se soulève dans ton cerveau et contemple pour la
première fois son corps entier.
Elle frissonne. Elle se voit une bête fauve qui mange, met
bas, bouge et se souvient. Elle a faim, elle dévore ses enfants, -
plantes, animaux, hommes, idées - elle les moud entre ses mâchoires
lourdes, les filtre à travers son corps et elle les coule de nouveau sur
la terre.
Elle se souvient, elle rumine ses passions. Dans mon coeur sa
mémoire s'ouvre, s'épanouit, s'empare du temps et de l'espace.
pp. 149-150