N.Kazantzaki 

 

LETTRE AU GRECO

 

traduit du grec par Michel Saunier, Pocket, 1997

 

 

 

I

 

   Je rassemble mes outils : la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le toucher, l'esprit. Le soir est tombé, la journée de travail s'achève, je retourne chez moi comme la taupe dans la terre. Non que je sois las de travailler, je ne suis pas las, mais le soleil se couche.
   Le soleil s'est couché, les montagnes se sont estompées, les chaînes de montagnes de mon esprit conservent encore un peu de lumière à leur sommet, mais la sainte nuit s'étend ; elle monte de la terre, descend du ciel et sa lumière a juré de ne pas se rendre. Mais elle le sait, il n'y a pas de salut : elle ne se rendra pas, elle s'éteindra.
   Je jette un dernier regard autour de moi : à qui dire adieu, à quoi ? Aux montagnes, à la mer ? A la treille vendangée, à la vertu ? Au péché, à l'eau fraîche ? Cela ne sert à rien, à rien : toutes ces choses descendent avec moi dans la terre.
   A qui confier mes joies et mes peines, les secrètes passions donquichottesques de ma jeunesse, l'âpre heurt plus tard avec Dieu et les hommes, et enfin l'orgueil sauvage de la vieillesse qui brûle mais se refuse, jusqu'à la mort, à devenir cendre ? A qui dirai-je combien de fois, escaladant, des pieds et des mains, la pente abrupte de Dieu, j'ai glissé et je suis tombé, combien de fois je me suis relevé,  couvert de sang, pour recommencer à grimper ? Où trouver une âme percée de mille coups mais insoumise, comme la mienne, pour me confesser à elle ?
   Je serre calmement, avec compassion, une motte de terre crétoise dans ma main. Je la conservais toujours avec moi à travers toutes mes courses errantes, et dans les grandes angoisses je la serrais dan ma main et ma main prenait force, une grande force, comme si je serrais la main d'un ami bien-aimé. Mais à présent que le soleil s'est couché et que la journée de travail s'est achevée, qu'ai-je à faire de la force ? Je n'en ai plus besoin. Je tiens cette terre de Crète et je la serre avec une douceur, une tendresse et une reconnaissance inexprimables ; c'est comme si je serrais dans mes mains, pour en prendre congé, la gorge d'une femme bien-aimée. Voilà ce que j'ai été éternellement, voilà ce qu'éternellement je serai, l'instant est passé comme un éclair où tu as été mise sur le tour, terre sauvage de Crète, et où tu es devenue un homme combattant.

 

pp. 11-12

Ce texte  a été lu par Zygmunt Blazynsky à Varvari, devant le musée consacré à Nikos Kazantzaki : voir rubrique "Spectacles et créations"

 

II

 

    Les portes de la ville sont restées fermées trois jours, le quatrième elles se sont ouvertes ; mais les Turcs rôdaient dans les rues, les cafés en étaient pleins, ils se rassemblaient dans les mosquées et l'ébullition en eux ne s'était pas encore apaisée ; leurs yeux étaient encore remplis de meurtre ; qu'une étincelle jaillisse et la Crète prenait feu. Les chrétiens, ceux qui avaient des enfants, s'embarquaient sur les vapeurs, sur les caïques, et partaient vers la Grèce libre. Ceux qui n'avaient pas d'enfants sortaient de Mégalo Kastro et gagnaient la montagne.
    Nous sommes descendus au port, nous aussi, pour partir ; mon père en tête, ma mère au milieu. avec ma soeur, et moi en queue. - Il faut que nous protégions les femmes, nous autres les hommes, m'avait dit mon père (je n'avais pas huit ans), moi je marcherai en tête et toi par derrière. Prends garde. Nous avons traversé des quartiers incendiés, on n'avait pas encore emporté tous les égorgés, les cadavres avaient déjà commencé à sentir. Mon père s'est baissé, a pris sur le pas d'une porte une pierre éclaboussée de sang - Garde-la, me dit-il.
    J'avais commencé à comprendre cette conduite féroce de mon père ; il n'appliquait pas la Jeune Pédagogie, il suivait l'antique, l'impitoyable, la seule qui puisse sauver la Race. C'est ainsi que le loup éduque son louveteau bien-aimé, son enfant unique et qu'il lui apprend à chasser, à tuer et à échapper aux pièges, par ruse ou par bravoure. C'est à cette pédagogie sauvage de mon père que je dois la résistance et l'obstination qui m'ont toujours assisté dans mes moments difficiles. C'est à cette férocité que je dois toutes les pensées indomptables qui à présent, à la fin de ma vie, me dirigent et n'acceptent de consolation ni de Dieu ni du Démon.
- Montons dans ta chambre pour prendre une décision, m'avait dit mon père avant que nous ne quittions la maison.
Il s'était arrêté au milieu de la chambre, m'avait montré une grande carte de la Grèce qui était pendue au mur.
- Je ne veux pas que nous allions au Pirée ni à Athènes ; c'est là que tout le monde va se retrouver. Ils vont commencer à pleurnicher qu'ils n'ont pas à manger et ils mendieront des secours. Ça me dégoûte. Choisis une île.
- Celle que je veux ?
- Celle que tu veux.
    J'étais monté sur une chaise, avais inspecté une à une toutes les îles de la mer Egée, vertes sur la mer bleue ; je promenais mon doigt de Santorin à Milo, à Siphnos, à Mykonos, à Paros, je m'étais arrêté sur Naxos.
- A Naxos ! dis-je. Sa forme et son nom me plaisaient. Comment pouvais-je deviner en cet instant l'influence décisive qu'aurait sur toute ma vie ce choix fortuit, fatal ?
- A Naxos ! répétai-je. J'ai regardé mon père.
- C'est bon, répondit-il, allons à Naxos.

 

pp. 88-89

 

 

III

 

    Cette île avait une grande douceur, une grande paix, le visage des hommes y était bon, on y voyait des monceaux de melons, de pêches, de figues, et la mer était sereine. Je regardais les hommes, jamais ils n'avaient eu la terreur du tremblement de terre, ni du Turc, leurs yeux n'étaient pas brûlants. Ici la liberté avait éteint la passion de la liberté et la vie s'étalait comme une eau dormante, heureuse ; si parfois elle était troublée, jamais une tempête ne s'élevait. La sécurité est le premier présent que j'aie reçu en parcourant l'île de Naxos ; la sécurité et, au bout de quelques jours, l'ennui. Nous avions fait la connaissance d'un riche Naxiote, M. Lazare, qui avait un merveilleux jardin à Engarès, à une heure de la ville. Il nous a invités, nous avons habité deux semaines chez lui. Quelle abondance, que d’arbres chargés de fruits, quelle béatitude ! La Crète devenait une légende, un lointain nuage rebelle ; jamais de frayeurs, ni de sang, ni de luttes pour la liberté ; tout fondait et se perdait dans ce bonheur somnolent de Naxos.  

 

p. 90

 

 

IV

 

    Il pleuvait le jour où nous avons pris, mon père et moi, la montée qui menait au château où était l’école française. Une fine pluie d'automne, les ruelles s'étaient ternies, la mer derrière nous gémissait, une brise légère soufflait et les feuilles des arbres se détachaient des branches, tombaient une à une, jaune café, et venaient parer la montée humide. Les nuages couraient au-dessus de nous, chassés par un vent violent qui devait souffler dans les hauteurs ; je levais la tête, les regardais, je ne me rassasiais pas de les voir courir, s'unir, se séparer, et d'autres laisser pendre de longues franges et chercher à toucher la terre. Dès mon plus jeune âge, j'aimais à m'étendre sur le dos dans notre cour, et à regarder les nuages ; par moments un oiseau passait, un corbeau, une hirondelle ou un pigeon et je faisais si bien corps avec eux que je sentais dans la paume ouverte de ma main la chaleur de son ventre - Je crois qu'il deviendra un songe-creux, ton fils, Marie, dit un jour à ma mère dame Pénélope la voisine-, il regarde tout le temps les nuages. - Ne t'inquiète pas, dame Pénélope, lui répondit ma mère ; la vie viendra, qui le fera regarder plus bas. Mais elle n'était pas encore venue, et je montais ce jour-là au château, contemplais les nuages et à chaque pas je trébuchais et glissais. Mon père m'a pris par l'épaule, comme s'il voulait m'affermir. - Laisse les nuages tranquilles et regarde les pierres, tu peux tomber et te tuer.  

 

pp. 92-93.

 

 

V

 

    Je me rappelle tous les détails de cette journée où je suis monté au château pour aller chez les prêtres catholiques. Je vois encore le chat qui était assis sur le pas de la porte et qui se mouillait, il était blanc avec des taches orange. Et une petite fille, pieds nus, courait en portant un brasero plein de charbons ardents, qui éclairait son visage de sa lueur rouge.
- Nous voilà arrivés, dit mon père; il a levé la main et frappé à la grande porte.
    Ce fut le premier bond, le plus décisif peut-être, de ma vie spirituelle. Une porte magique s'est ouverte dans mon esprit, qui m'a fait entrer dans un monde ahurissant. Jusqu'alors la Crète, la Grèce, étaient une aire étroite où mon âme était enserrée et luttait, alors le monde s'est élargi, les humains se sont multipliés ; ma poitrine adolescente craquait pour les contenir. Jusqu'à cet instant, je devinais mais ne savais pas si positivement que le monde est très grand ; et que la souffrance et l'effort sont les compagnons de vie et de combat non seulement du Crétois mais de chaque homme ; et plus que toute autre chose, c'est alors seulement que j'ai comencé de pressentir le grand secret : que la poésie peut transformer toute la lutte en rêve, et immortaliser tout ce qu'elle peut atteindre d'éphémère, en en faisant une chanson. Jusqu'alors, seules deux ou trois passions primaires me conduisaient : la peur, l'effort pour vaincre la peur, et la passion de la liberté. Mais là deux nouvelles passions se sont allumées en moi : la beauté et la soif de l'instruction. Lire,  apprendre, voir les pays lointains, souffrir comme les autres et être joyeux... Le monde est plus grand que la Grèce, la souffrance du monde est plus grande que notre souffrance, et la passion de la liberté n'est pas seulement le privilège du Crétois, elle est l'effort éternel de l'homme. La Crète n'a pas disparu de mon esprit, mais le monde tout entier s'est déployé en moi comme une Crète gigantesque qu'opprimaient toutes sortes de Turcs, mais qui se relevait sans cesse et réclamait la liberté. C'est ainsi, en faisant du monde entier une Crète, que j'ai pu, dans les premières années de ma vie d'adolescent, avoir le sentiment du combat et de la souffrance de l'homme.
    Dans cette école française, qui groupait des enfants venus de toute la Grèce, parce que j'étais Crétois et que la Crète alors se battait contre les Turcs, j'ai cru que j'avais le devoir de ne pas humilier la Crète et d'être le premier de la classe ; j'avais une responsabilité. Cette conviction dont la source, je crois, n'était pas l'amour-propre personnel mais un impératif national, multipliait mes forces, et je n'ai pas tardé à dépasser mes camarades de classe, moi, ou plutôt non, la Crète ! C'est ainsi que passaient les mois, au milieu d'une ivresse qui m'était encore inconnue. J'apprenais, avançais, chassais l'oiseau bleu qui s'appelle, je l'ai appris plus tard, l'Esprit. Et mon esprit était devenu si plein d'audace que j'ai pris un jour une décision téméraire : celle d'écrire à côté de chaque mot français du dictionnaire le mot grec correspondant. Cet effort a duré des mois, et quand enfin j'ai achevé ma besogne et que tout le dictionnaire a été traduit, je l'ai apporté, tout fier de moi, au directeur de l'école, le Père Laurent. C'était un père catholique savant, économe de mots ; il avait des yeux gris, une large barbe blonde et blanche, un sourire amer. Il a pris le dictionnaire, l'a feuilleté, m'a regardé avec admiration et a posé sa main sur ma tête, comme s'il voulait me bénir :
- Ce que tu as fait là, petit Crétois, me dit-il, montre qu'un jour tu deviendras un grand personnage. Tu es bien heureux d'avoir trouvé ta voie si jeune. C'est cela ta voie : c'est l'étude. Tu as ma bénédiction.

 

pp. 94-95.

 

 

VI

 

     Le créateur lutte avec une substance rude, invisible, plus élevée que lui. Et le plus grand vainqueur sort vaincu de ce combat. Car toujours notre secret le plus profond, le seul qui méritait d'être dit, reste inexprimé. Il ne se soumet jamais au cadre matériel de l'art. Nous étouffons dans chaque mot : nous voyons un arbre en fleur, un héros, une femme, l'étoile du matin, nous crions : Ah ! et rien d'autre n'est capable d'embrasser toute notre joie. Quand nous voulons, en l'analysant, transformer ce Ah ! en une pensée, en une oeuvre d'art, pour le communiquer aux hommes et le sauver de notre propre ruine, comme il s'avilit en mots impudents, fardés, pleins de vent et d'imagination !
     Et pourtant, hélas, il n'existe pas d'autre moyen de communiquer aux hommes la seule chose qui en nous soit immortelle, ce : Ah !... Les mots ! Les mots ! Pour moi, hélas, il n'est pas d'autre salut. Je n'ai en mon pouvoir que vingt-six petits soldats de plomb, les vingt-six lettres de l'alphabet : je décréterai la mobilisation, je lèverai une armée, je lutterai contre la mort.
     Je sais bien qu'on ne triomphe pas de la mort. Mais ce qui fait la dignité de l'homme, ce n'est pas la victoire, c'est la lutte pour la victoire. Et je sais encore ceci, qui est plus difficile : ce n'est même pas la lutte pour la victoire. Une seule chose fait la dignité de l'homme : vivre et mourir dignement sans accepter aucune récompense. Et ceci enfin, ce troisième précepte, qui est encore plus difficile : que la certitude de ne pas recevoir de récompense, au lieu de nous couper bras et jambes, doit nous remplir de joie, de fierté et de courage.

pp. 511-512

 


VII

 

    Elle était singulièrement riche, et je ne parviens pas à l'analyser, et pétrie de vie et de mort, l'émotion que j'éprouvais en me promenant sur l'antique terre de Cnossos. Ce n'étaient pas la tristesse et la mort, ni la paix. D'austères commandements montaient des lèvres dissoutes dans la terre et je sentais les morts se suspendre en longues chaînes à mes jambes, non pas pour me faire descendre dans leur ombre fraîche, mais pour se cramponner à moi, monter avec moi dans la lumière et reprendre la lutte. Et, comme une joie et une soif inextinguibles, les taureaux vivants qui mugissaient dans les prairies du monde d'en-haut, et le parfum de l'herbe et l'odeur salée de la mer, tout cela depuis des millénaires transperçait l'écorce de la terre et ne laissait pas les morts être des morts.
   
Je regardais les courses de taureaux peintes sur les murs, la grâce et la souplesse de la femme, la force infaillible de l'homme, et de quel oeil intrépide ils affrontaient le taureau déchaîné et jouaient avec lui. lis ne le tuaient pas par amour comme cela se faisait dans les religions orientales, pour se mêler à lui, ni parce que la terreur s'emparait d'eux et qu'ils ne supportaient plus de le voir; ils jouaient avec lui avec respect, avec entêtement, sans haine. Peut-être même avec reconnaissance: car cette lutte sacrée avec le taureau aiguisait les forces du Crétois, cultivait la souplesse et la grâce de son corps, la Précision ardente et lucide de ses gestes, l'obéissance de sa volonté et la vaillance, si difficile à
acquérir, qu'il faut pour affronter sans être envahi par l'épouvante la puissance effrayante de la bête. C'est ainsi que les Crétois ont transposé l'épouvante et en ont fait un jeu sublime, où la vertu de l'homme, au contact direct de la toute-puissance absurde, se tendait et triomphait. Elle triomphait sans anéantir le taureau parce qu'elle ne le considérait pas comme un ennemi mais comme un collaborateur, sans lui le corps ne serait pas devenu si souple, si puissant, ni l'âme si vaillante.
    Il faut sûrement, pour avoir la force de soutenir la vue de la bête et de jouer un jeu si dangereux, un grand entraînement physique et spirituel; mais une fois que l'on a acquis cet entraînement et que l'on est entré dans le climat du jeu, chacun de vos gestes devient simple, ferme, détendu, et votre oeil contemple sans épouvante l'épouvante.
    Voilà quelle était, pensai-je en regardant, peinte sur les murs, la lutte séculaire de l'homme et du Taureau - qu'aujourd'hui nous appelons Dieu - voilà quel était le regard Crétois.
    Et brusquement une réponse a envahi mon esprit - et non pas seulement mon esprit, mais mon coeur et mes reins.
    Voilà ce que je cherchais, voilà ce que je voulais: c'était ce regard crétois qu'il fallait que je mette dans les yeux de mon Ulysse. Notre époque est féroce; le Taureau, les forces ténébreuses et souterraines ont été libérées, l'écorce de la terre se fend. Courtoisie, harmonie, équilibre, douceur de vivre, bonheur, autant de joies et de vertus dont il nous faut avoir le courage de prendre congé ; elles appartiennent à d'autres époques, passées ou futures. Chaque époque a son visage propre; le visage de notre époque est féroce, les âmes fragiles n'osent pas le regarder en face.
    Ulysse, celui qui voguait sur les vers que j'écrivais, c'est avec ce regard qu'il devait contempler l'abîme ; sans crainte et sans espoir, mais aussi sans impudence : debout au bord du gouffre.
    Depuis ce jour-là, le jour du regard crétois comme je l'ai appelé, ma vie a changé; mon âme avait compris où elle devait se placer et comment elle devait regarder. Et les problèmes atroces qui me tourmentaient s'étaient apaisés, s'étaient mis à sourire, il semblait que le printemps fût venu et comme les épines au printemps, les problèmes féroces s'étaient couverts de fleurs. Jeunesse tardive, inattendue. J'étais donc moi aussi, comme l'antique Chinois, vieillard caduc à ma naissance, avec une barbe toute blanche, qui à mesure que passaient les années était devenue grise, puis peu à peu noire, et puis était tombée, pour laisser enfin s'étendre sur mes joues, dans ma vieillesse, un tendre duvet d'adolescent.

 

pp. 514-516.