Eléni Samios

LA SAINTE VIE DE MAHATMA GANDHI

Editions Delachaux et Niestlé S. A. Neuchatel, 1934

 

 

 

 

I

 

PROLOGUE

      L'Angleterre est un empire très puissant :
      En Amérique, en Asie, en Afrique, en Océanie, des centaines de millions d'hommes de toute couleur - des blancs, des jaunes, des noirs - travaillent pour l'Angleterre.
      L'Angleterre possède la flotte la plus puissante du monde ; elle règne sur les mers.
      L'Angleterre possèdes des richesses immenses, des villes très grandes et très prospères, des milliers de fabriques, des milliers de bateaux de commerce, des milliers d'avions...
      L'Angleterre a une histoire glorieuse ; ses enfants ont de très grandes qualités : un caractère de fer, une dignité hautaine, un sens pratique merveilleux.
      Les Anglais sont fiers, opiniâtres et bons...
      Gandhi est un homme pauvre, débile, vieux...
      Gandhi marche pieds nus, son corps frêle est, plus d'une fois, tombé exténué de fatigues et de privations.
      Gandhi ne possède rien, ne veut rien posséder.
      Gandhi est pauvre, faible désarmé ; appuyé sur son bâton de pélerin il parcourt, comme un mendiant, son immense pays.
      Gandhi se met seul à traire sa chèvre et à boire son lait ; c'est presque la seule nourriture qu'il se permette. Il ne mange jamais de viande ni de poisson ; il ne boit jamais de vin ni aucune autre boisson enivrante.
      Gandhi, assis sur ses jambes grêles, tourne seul son rouet et tisse le simple drap qui lui sert de vêtement.
      Il se lève de bon matin, comme un ouvrier, fait sa prière et se met au travail.
      Si vous le rencontriez par les grandes routes de la campagne hindoue ou par les ruelles étroites des villages, vous vous diriez :
      "Ce doit être un mendiant ! Ce doit être un moine hindou !"
      Et peut-être même tendriez-vous la main pour lui faire l'aumône.
      Cependant cet homme émacié, cet homme à l'aspect de mendiant, est aussi puissant que la toute-puissante Angleterre.
     Cet homme demi-nu se dresse au nom de trois cent cinquante millions de ses semblables devant le puissant empire britannique et lui demande justice et liberté.
      Car cet homme chétif, au regard si doux, a une force plus grande que les plus grandes armées, plus précieuse que toutes les richesses : une grande âme !
      Cette âme, qui jaillit de ce petit homme frêle, s'est mise en lutte ouverte contre l'empire tout-puissant.
      Quelle lutte ! Un vermisseau de la terre hindoue s'élève contre le lion britannique...

pp. 1-2

 

II

Malheureusement j'étais encore loin de m'apercevoir de la mauvaise influence que devait avoir cet ami sur moi.
     L'un de mes frères avait également succombé aux conseils de notre ami. Je l'appris plus tard : il s'était fait mangeur de viande !
     Manger de la viande, vous savez bien, ô mes frères, que pour nous autres Hindous c'est un terrible péché. Car nous avons juré d'aimer non seulement nos semblables mais aussi tous les animaux.
     Manger de la viande de vache ou de chèvre, c'est commettre un meurtre. Tuer ces animaux, nos serviteurs les plus doux, les plus fidèles, manger nos amis, quelle honte ! Quel crime affreux!
     Mon frère était donc devenu carnivore ! Je n'osais le croire. Cependant je ne tardai pas à l'imiter. Mais je vous raconterai cette triste histoire plus tard.
     Mon frère, suivant les conseils de notre ami, contracta une dette de vingt-cinq roupies. Naturellement il ne pouvait plus l'acquitter. Où trouver cet argent ?
     Moi, je crus pouvoir réparer le mal.
     Comment ?
     Par un mal deux fois plus grand !
     Mon frère portait un bracelet d'or massif. C'était un cadeau de mes parents. Il l'aimait beaucoup et ne s'en séparait jamais.
     Un jour je trouvai ce bracelet sur notre table de travail. Mon frère l'avait probablement ôté pour faire sa toilette. Vite, je le saisis et je me mis à enlever un anneau.
     Mon coeur battait à se fendre. Mes genoux tremblaient. Je réussis cependant à enlever l'anneau. Aussitôt je courus régler la dette.
     Cette vilaine action exaspéra la voix intérieure. Elle ne me laissait plus de repos.
     - Comment, toi, toi, qui aimais tellement la vérité, deviendrais-tu voleur ? Comment pourras-tu dorénavant regarder tes parents sans rougir ? Comment pourras-tu tendre ton front à leur baiser de tous les soirs ?
     Honte, honte à toi !
     Je ne pouvais plus supporter cette misère.
     - Que faire, petite voix, que faire ? Oui, tu as raison, je me suis avili...
     Ah ! Si je me confessais à mon père ? Lui dire toute la vérité. Tout... tout... ne rien lui cacher... demander une sévère punition... me prosterner à ses pieds...
     Cette perspective calmait ma conscience. Mais, tout à coup, j'étais saisi de terreur : je voyais mon père indigné, pris de colère, se frappant le front et criant :
     - Maudit sois-tu !
     Mon coeur s'arrêtait de battre.
     Mais comment faire ? Comment faire, mon Dieu ?
     Plus encore que la colère de mon père, j'appréhendais son chagrin. Ma confession lui causerait un grand mal. Peut-être même, pour expier mes erreurs, se mettrait-il à jeûner, lui, et à souffrir pour moi, le criminel, comme le veut notre religion.
     Cette idée m'était intolérable. J'étais le coupable et je désirais expier ma faute moi-même... Mais comment ?
     Enfin je pris une résolution. Je m'assis, tremblant de tout mon corps, en sanglots, et j'écrivis ma confession :
     "Père, ton fils est indigne de ton amour. Ton fils a volé. Ton fils a dérobé les économies de notre fidèle domestique pour fumer en cachette... Pour jouer à l'Anglais... Ton fils a volé son propre frère.
     Père, punis-moi, punis-moi, je t'en supplie, mais ne te mets pas à jeûner, toi, pour expier mes crimes. Je te le jure, père, jamais, jamais plus !"
     J'allai frapper à la porte de mon père. En ce temps-là, il était malade.
     J'entrai dans sa chambre. Je le vis soulever légèrement la tête pour voir qui entrait. Ses yeux se remplirent d'inquiétude. Je ne devais pas avoir fière mine... J'étais tout défait, je tremblais comme pris de fièvre...
     Je lui tendis mon papier et m'assis à son chevet sur un tabouret bas.
     Mon père se redressa sur son lit, ajusta ses lunettes et commença la lecture. De honte j'aurais voulu que la terre s'ouvrît pour m'engloutir.
     Du coin de l'oeil, à travers mes larmes, je voyais mon père pâlir, pâlir, devenir plus blanc que son linge. Au fur et à mesure qu'il lisait, de grosses larmes tombaient sur mon papier... ses mains exsangues tremblaient.
     "Maintenant il va éclater ! Maintenant tout va finir !" me disais-je.
     Mais mon père déchira le papier maudit et se coucha de nouveau sans mot dire. Il posa seulement sa main glacée sur mon front brûlant.
     - Père, père, tu ne me maudis pas ? Ainsi, tu me pardonnes ?
     J'embrassai sa main et je restai là, sans bouger.
     La nuit entra dans la chambre et enveloppa mon père de son manteau noir. Je ne pouvais plus distinguer son visage. Je tenais toujours sa chère main. Je sentais obscurément qu'après ma confession, il m'aimait davantage.
     C'était par son amour et non par le châtiment qu'il voulait me purifier. Cela m'impressionna fortement.
     Depuis lors, mes amis, je compris que l'amour est une arme plus puissante que la colère. Et je ne l'oubliai jamais...

pp. 26-29

 

III

Mes juges anglais étaient de ceux qui ont une haute idée de la valeur de l'homme.
      Ils m'exposèrent le point de vue de leur gouvernement. Ils me témoignèrent beaucoup de respect.
      - Mahatma, nous croyons que vous êtes très dangereux pour l'Angleterre. Il nous faudra nous empêcher de soulever les masses contre elle. Que faut-il faire ?
      - M'emprisonner, mes amis. Car vous avez raison. Si vous me laissez libre, je tâcherai d'organiser encore mieux mon peuple. Et mon arme à moi, la non-coopération, est une arme cent fois plus efficace que les vôtres.
      - Mais pourquoi ne resteriez-vous pas tranquille, Mahatma ? Cela nous contrarie de vous jeter en prison. 
      - Comment, mes amis, pouvez-vous espérer que je renonce à mon devoir ? Mon peuple souffre. Mon premier devoir est de soutenir mon peuple. Et je ne vois pas d'autre moyen. Seule la non-coopération pourra lui apporter le salut. 
      Je ne peux serrer sincèrement la main de l'Angleterre, comme je voudrais le faire, si elle ne sympathise pas véritablement avec les masses opprimées de mon peuple. 
      Il ne suffit pas que l'Angleterre nous jette de temps à autre une miette d'amitié. Je veux qu'elle lise dans notre coeur et qu'elle vienne à notre secours.
      Tant que vous ne direz pas : Oui, nous nous repentons ! Oui, nous voulons rendre à l'Inde ce que nous lui avons pris ! il me sera impossible de vous tendre la main droite de l'amitié.
      - Mais qu'est-ce qu'il faut rendre à l'Inde ? me demandèrent mes juges.
      Alors je me mis à leur expliquer comment nos villages sont inondés de tissus anglais ; comment nos pauvres paysans, n'ayant aucun autre moyen de gagner leur pain quotidien, tâchent de tirer de la terre le plus possible. Mais comme ils sont extrêmement pauvres, ils ne peuvent pas la nourrir et la cultiver comme il le faudrait. Ainsi la terre indienne s'épuise et n'arrive pas à nourrir ses enfants. Et ses enfants périssent de faim...
      Or, ce que je demande à la noble Angleterre, c'est qu'elle retire ses tissus. Qu'elle nous laisse une liberté complète pour apprendre à nos paysans à filer et à tisser. 
      Si notre paysan arrive à faire lui-même le khadi nécessaire pour s'habiller, il n'ira plus dépenser ses petites économies, péniblement amassées, pour acheter le coton anglais. Et le village indien sera sauvé. 
      Laissez-nous la possibilité de gagner notre pain quotidien, leur dis-je. Le jour où l'Angleterre agira ainsi, vous me trouverez à ses pieds. Car je connais ses vertus et j'admire ses capacités.

pp. 153-154