Eléni N.Kazantzaki 

 

LE DISSIDENT

 

Canevas Editeur et Editions de l'Aire, 1993

 

 

I

 

Tel m'apparut Kazantzaki le premier jour, tel il resta le long de sa vie. Plein d'antinomies, mais avançant sur le même sentier, sans compromis ; humble et exigeant, hospitalier et solitaire. Aimant le luxe parce qu'il avait permis à de grands artistes de s'épanouir. Maudissant les riches qui ne cèdent rien aux pauvres. Vivant en ascète, parce qu'incapable de prêcher une chose et d'en faire une autre.
 p.19
 

II

Nous partions les mains vides, déjeunions d'un morceau de pain, d'un fruit, d'une tomate. Je m'étonnais de tant de frugalité. (...)

Il avait une élégance innée. Ses costumes mal taillés, il les portait avec aisance. Il avait les chevilles racées, les doigts effilés, des ongles que toute femme du monde aurait enviés. Il ne mettait pas de cravate. Un Alexandre d'or fermait sa chemise. Il portait aussi une énorme bague minoenne, une vieille ceinture d'argent de Géorgie. C'étaient là toutes ses richesses. Et toujours, à la main, des gants blancs immaculés et un minuscule Dante, son compagnon de route. Vers la fin de sa vie, il abandonna gants et bague. Seul Dante resta à son chevet jusqu'au dernier soupir.
Il n'était pas difficile de comprendre qu'il avançait sans masque. Il faisait ce qu'il prêchait et il prêchait ce qu'il désirait faire. Brûlant la chandelle par les deux bouts. Indulgent à l'excès envers les autres, exigeant l'impossible de lui-même. Dans ses lettres, dans ses livres, dans l'intimité ou au milieu des foules, il restait pareil à lui-même, serein et incandescent à la fois, grave ou rieur, avec ses faiblesses et sa force, sans souci du qu'en dira-ton. Ceux qui l'approchaient l'aimaient ou le détestaient. D'aucuns l'aimaient et le fuyaient à la fois.
- Je n'ai pas voulu venir te voir, lui écrivait le journaliste G.N. Tu es ma conscience, et je préfère ne pas l'entendre!
- Créez une image perfectionnée de vous-même et tâchez de lui ressembler, m'avait-il conseillé dès le premier jour. Idée fixe qu'il mettait dans la bouche de presque tous ses héros et qu'il pratiquait lui-même sans cesse.
pp.20-21

 

   

III

      Tel un tapis, le passé se déroule et se roule, m'entraînant à reculons dans le pays du souvenir. Je ne suis plus un arbre, la sève protégée par des années d'écorce, mais une abeille enquenouillée, à la merci de quelque araignée-monstre. Une momie dans le coeur vit encore.

      Etais-je à mon poste "sur le bateau" qui t'a emmené à l'autre rive ? Au lieu de nous enliser ensemble dans les sables noirs, pourquoi suis-je devenue un nouveau Dybouk (1)

      Quel piège que cette appellation, ce surnom qu'un jour tu me donnas en terre d'Israël ! Nom divinatoire puisque me voici aujourd'hui prisonnière d'un aurige invisible, qui tient ferme les rênes...

      Combien de fois, oublieuse de l'Absence, ne me suis-je pas hâtée de rentrer pour t'apporter les dernières nouvelles : T'annoncer que le drapeau était en berne sur le château d'Antibes parce que tu venais d'expirer à Fribourg... Une lettre d'Albert Schweitzer te proclamant son frère, une parole vaillante d'Alvarez del Vayo, au moment où Chypre prenait le chemin ensanglanté de Crète...

      Mes yeux qui s'arrêtent encore aux détails insignifiants te permettent-ils de voir, toi, la quintessence des choses ? Les ai-je, les aurais-je jamais, moi aussi, ces yeux magiques qui te guidaient pendant tes longues pérégrinations solitaires ?

pp. 132-133

(1) Personnage légendaire de jeune fille dans la littérature hébraïque, en qui vivait son fiancé mort.

 

IV

  Après une semaine à Düsseldorf, chez Elsa A., je pris le train pour Moscou, armée des deux revolvers que m'avait demandés Bilili, comme si j'allais en U.R.S.S. pour quelque exploit anarchiste. A peine franchie la gare de Minsk, une balalaïka nous souhaita la bienvenue.
     L'effort de l'homme pour se surpasser, pour gratter son épaisse croûte d'égoïsme, ouvrir ses oreilles à la complainte des affamés, affermir son coeur contre ses propres malheurs, j'allais bientôt l'observer de près, partager ses réussites inespérées et ses échecs inévitables.
     Si tu as deux chemises, vends-en une et achète-toi une rose ! disent les Chinois.
     "Que transportez-vous là, madame, dans cette grosse caisse, avons-nous demandé à notre compagne de route, une dame encore belle, qui avait pris le train de Batoum pour se rendre à Léningrad (sept jours de train). Pourquoi semblez-vous tellement inquiète ?
     - C'est un cadeau pour une vieille amie... Autrefois riche, à présent dans la misère...
     - Des oranges et des mandarines, bien sûr !
     - Pas exactement... Deux cents roses blanches... Elle les aime tant !..."
     "A Békovo ? Il est impossible de vous y rendre seule ! Si on ne vient pas vous chercher d'ici ce soir, je vous ferai accompagner !"
     Le chef de gare, à Moscou, sourit à mes explications embarrassées. "Nietschévo ! Buvez du thé, mangez des blini et attendez sagement. Je ne vous oublierai pas !"
     Installée sur ma valise comme sur un rocher sur lequel déferlaient, en vagues serrées, les camarades aux bottes en peau de mouton, aux fichus rouges et aux blouses blanches, je supputais mes chances, lorsque dans mon champ visuel apparut un homme maigre et halé qui gesticulait, riait bruyamment, serrait de sa main l'épaule d'une matrone éberluée, lui racontant Dieu sait quelle histoire dans Dieu sait quel patois de son invention. C'était bien Nikos qui, venu à la gare pour se renseigner sur les horaires du train, m'avait aperçue et essayait de gagner du temps, avant de se précipiter vers moi qui lui semblait une apparition.

pp. 215-216

 

V

 1938 arriva comme un conte de fées. Il y avait une fois, il n'y avait pas et pourtant il y avait...
    Une richissime américaine, fort intelligente et excentrique, qui s'était consacrée au Swami Vivékananda. Jean Herbert avait entrepris avec elle la publication en Europe des oeuvres du Swami et j'eus à traduire en grec deux petits opuscules. Jean Herbert avait beaucoup parlé de Nikos Kazantzaki à Tantine, comme ses intimes appelaient miss Macleod. "Les pierres ne m'intéressent nullement ! me déclara-t-elle dès les premiers instants de notre rencontre à Athènes. Ni l'Acropole ni votre saint-frusquin. J'aime connaître des hommes, des êtres vivants. Qui est ceNikos Kazantzaki avec qui vous vivez ?"
    Droite et svelte, malgré son grand âge, la demoiselle d'Amérique bondit de son fauteuil : "Allons à Egine tout de suite. Je brûle d'envie de faire sa connaissance !"
    - Je dormirai chaque jour dans une pièce différente, nous avertit Tantine, une fois à Egine. Et je vous prie de laisser toutes les portes ouvertes. J'aime savoir ce qui se passe autour de moi !
    Elle ne changea pas de lit, mais elle inspecta la maison de fond en comble. Elle s'agrippa à la petite échelle du diable pour monter sur la plus haute terrasse et jouir de la vue du Saronique. Elle refusa obstinément toute aide :
    - Vous ne me connaissez que d'hier et vous prétendez pouvoir m'aider ? Je me connais depuis quatre-vingts ans, je peux me débrouiller seule.
    A table, Tantine ne mangea que le blanc d'un oeuf.
    - Eleni, ce jaune d'oeuf est propre. Il ne faut pas le jeter.
    - Bien sûr, Tantine, dis-je sans me précipiter pour autant.
    - Eleni, ce jaune d'oeuf est propre. Allez-vous le jeter? reprit-elle, le regard sévère.
    J'avalai d'un trait la petite boule d'ambre et Tantine me donna ma première leçon d'économie :
    - Quand j'étais petite, dit-elle, je cachais mes sous au-dessus de ma porte, les jours de grand nettoyage... Je n'aime pas le gaspillage, je ramasse encore aujourd'hui une allumette, si je la vois tomber. Faites des économies, Eleni, ne permettez aucun gaspillage. Mais apprenez à donner pour les grandes causes. Alors donnez à deux mains ! Et que Dieu vous bénisse !...
    Et se tournant vers Nikos :
    - Qu'est-ce que ce huge manuscrit, Nicolo, que j'ai vu tout à l'heure sur votre table de travail ? demanda-t-elle. Serait-ce L'Odyssée dont m'a parlé Jean Herbert ?
    - Oui... notre enfant, chère Tantine...
    - Racontez-moi ce que vous dites là-dedans ! Pourquoi ne l'éditez-vous pas si elle est prête ? Qu'attendez-vous ?
    Nikos se mit à dévider l'histoire extraordinaire de son corsaire... Les voyages, les rapts, les incendies des palais, les exodes, la construction de la ville utopique, la destruction, etc... Tantine écoutait, émerveillée. La nuit les trouva assis l'un en face de l'autre, tels des conspirateurs, L'Odyssée sur leurs genoux, comme un butin péniblement acquis, ce qui le rendait plus cher.
    Je venais interrompre leur tête-à-tête :
    - Venez prendre des forces. La table est dressée.
    - Vous, m'ordonna Tantine, presque courroucée, allez vite chercher mon sac. Il est sur mon lit. Et revenez vite !
    - Combien vous faut-il, Nicolo, pour éditer L'Odyssée ?
    - Hum... mille cinq cents dollars approximativement.
    Et miss Joséphine Macleod de signer un chèque de mille cinq cents dollars. Ce qui nous a permis d'avoir trois cents exemplaires in folio - la première édition de L'Odyssée de Nikos Kazantzaki en grec. La deuxième, d'un format plus modeste, je la déposai sur le cercueil de Nikos, le jour du grand départ. Il n'avait pas eu le temps de la caresser, comme il aimait d'habitude à le faire.

pp. 388-389

 


VI

 

 

Lettre de N. Kazantzaki à P. Prévélakis pendant qu'il écrivait La dernière tentation :

 

     Antibes, 11 novembre 1950

 

     ... Je suis en travail pour écrire mon livre qui demande beaucoup d'effort, car il sort de mon cadre habituel... Les vieilles antinomies commencent à se fondre en une synthèse organique, je crois que j'ai atteint, comme le disent les mystiques byzantins, le sommet de l'effort qui est "non-effort".

     Dans le livre que j'écris à présent, peut-être vais-je exprimer cette fusion organique des contradictions. Je commence à n'être plus troublé par aucun "problème", par aucune "angoisse". J'ai trouvé la solution en-dehors de l'intellect et de l'analyse, c'est-à-dire hors du domaine de Satan...

 

p. 585

 

 

VII

Le créateur lutte contre une matière invisible, une matière qui lui est supérieure, et de cette lutte, même un grand vainqueur sort vaincu car notre plus profond secret - le seul qui mériterait d'être dit - reste toujours inexprimé. Le créateur refuse de se laisser limiter par les contours matériels de l'art. Chaque mot lui demande un effort considérable. Il regarde un arbre, une fleur, un héros, une femme, l'étoile du matin et il ne peut que pousser un "oh !" admiratif. Son coeur ne peut rien contenir d'autre. Et quand, analysant ce "oh !", il veut le transformer en pensée, en oeuvre d'art, pour le communiquer aux hommes, le sauver de sa propre mort, il ne fait que l'avilir en l'exprimant par des mots impudents, pleins de vent et d'imagination.
(...)
Une voix sévère s'éleva en moi. C'était une voix familière, mais ce matin-là, pour la première fois, je l'entendis distinctement :

- N'as-tu pas honte ? N'as-tu pas pitié d'elle ?

- De qui ?

- De ton âme ! Laisse donc tous ces papiers et lève-toi !

- Ne crie pas si fort ! Je le sais, mais je n'y peux rien. Pourtant, je suis sûr qu'un jour j'y arriverai.

- En effet, les faibles savent mais ils ne peuvent pas. C'est pour cette raison qu'ils sont faibles. Sensibles et timorés, ils passent leur vie à peser le "oui" et le "non" avec une balance de précision et c'est en tenant cette balance qu'ils meurent. Et Dieu ne sachant pas où les mettre - l'Enfer, ils l'orneraient ; le Paradis, ils le souilleraient - les fait pendre par les pieds entre la vie et l'éternité. Tu n'es qu'un être méprisable et j'ai honte de te traîner partout derrière moi.

Je me mis en colère :

- Non ! m'écriai-je, je ne suis pas méprisable ! J'ai déjà essayé plusieurs routes mais à l'extrémité de chacune, au lieu de la victoire, je trouvais infailliblement un abîme. Alors, je revenais sur mes pas.

- Bien sûr, c'était ton incapacité que tu avais rencontrée. Nous appelons abîme ce que nous ne pouvons enjamber. Il n'existe pas d'abîme. Seule l'âme humaine existe et c'est elle qui donne un nom à chaque chose, selon son courage ou sa lâcheté.

     

p. 585