N.Kazantzaki 

 

ASCESE

 

Texte établi 
par Aziz Izzet

 Plon, 1972

 

 

 

I

 

Nous venons d'un abîme obscur ; nous aboutissons à un abîme obscur. L'espace de lumière entre ces deux abîmes, nous l'appelons la Vie.
Aussitôt, avec la naissance, commence la mort : à la fois le départ et le retour. A chaque instant nous mourons.
Voilà pourquoi il a souvent été proclamé : le but de la vie est la mort.
Mais aussi, à l'instant de la naissance, commence l'effort de création, afin de transformer la matière en vie. A chaque instant nous naissons.
Voilà pourquoi il a souvent été proclamé : Le but de la vie éphémère est l'immortalité.
Dans les corps vivants, deux courants luttent : l'un tend vers la composition, la vie, l'immortalité ; l'autre tend vers la décomposition, la matière, la mort. Tous deux ont leur source dans les profondeurs de la force primordiale.
Tout d'abord, la vie surprend. Elle parait illégale, contre nature - une réaction contre la volonté des ténèbres. Mais, en approfondissant, nous comprenons que la vie, elle aussi, est une volonté de l'Univers sans commencement ni fin. Sinon, quelle est cette force surhumaine qui nous projette du non-être dans l'être, qui nous donne à tous, plantes, animaux et hommes, le courage de la lutte ? Les deux courants contraires sont donc sacrés.
Notre devoir est de saisir la vision qui englobe et harmonise ces deux élans formidables, chaotiques et indestructibles, et d'ordonner pensées et actions selon cette vision.

 

pp. 21-22

 

II

La Préparation - Premier Devoir -
 
1. Serein et lucide, je contemple le monde et dis : Tout ce que je vois, entends, goûte, flaire et touche est création de mon esprit.

2. Dans mon crâne, le soleil se lève et se couche. A l'une de mes tempes est l'Orient, à l'autre l'Occident.

10. Je mets de l'ordre dans l'anarchie, je donne un visage - le mien - au chaos.

11. J'ignore si, derrière les phénomènes, vit et s'agite une essence supérieure et mystérieuse. Je l'ignore et ne m'en soucie guère.

14. Ton premier devoir est de percevoir et d'accepter, sans vaine révolte, les limites de l'entendement de l'homme, et de respirer et travailler sans répit au dedans de ces limites sévères.

15. Patiemment, courageusement, sans fléchir, construis au-dessus des ténèbres mouvantes l'aire lumineuse de l'esprit, cercle parfait, pour y battre et vanner, tel un propriétaire, les univers.

17. A l'intérieur de ces limites, l'esprit est le souverain légitime et absolu. Aucun autre pouvoir n'y peut jamais exister.

21. Discipline : voilà la vertu la plus haute. Grâce à elle la force s'équilibre avec le désir, et l'effort de l'homme peut porter ses fruits.

pp. 23-27

 

III

LA VISION

1.Tu as entendu l’Appel, et tu t’es mis en marche. De lutte en lutte tu as passé par tous les services combattants de l’homme mobilisé.
2. Tu as combattu enfermé dans l’abîme menu de ton corps, mais l’arène soudain t’a paru trop
étroite  ; tu y étouffais, tu l’a quittée brusquement.
3. Tu as campé dans ta race, tu t’es enrichi de mains et de cœurs sans nombre, tu as fait
revivre, avec ton sang, les ancêtres terribles  ; tu as emboîté le pas avec les morts, avec les vivants, avec ceux qui ne sont pas encore nés, pour combattre.
4. Et aussitôt toutes les races se sont mises en marche avec toi  ; la terre entière a bourdonné
comme un camp.
5. Tu es monté sur un tertre élevé  ; de là, le plan de combat s’est tout entier répand sur les
méandres de ton cerveau, et toutes les expéditions contradictoires se sont accordées dans le camp mystique de ton cœur.
6. Derrière toi se sont rassemblés les animaux et les plantes, tel le train des équipages à
l’arrière des armées humaines combattantes.
7. La Terre entière s’est agrippée à toi, elle est devenue ton corps, elle crie au fond de l’abîme.

p.77.