N.Kazantzaki 

 

ENGLAND

 

Traduction inédite de l'anglais par Y. Renoux-Herbert

Simon and Schuster, 1965

 

BRITISH MUSEUM – DANS LA SALLE DES MARBRES GRECS

 

Joie païenne, corps nus baignés de soleil. Ma poitrine se dilate. Il souffle ici comme un air de printemps. Enfin la lippe empoisonnée de la Fatalité peut sourire. Vision grecque, fantastique, suspendue ici tel un météore dans ce brouillard enfumé. Dans ses entrailles fuligineuses Londres recèle ces dieux, un instant figés dans le marbre, telle une puritaine austère enfouissant dans les profondeurs de sa mémoire quelque érotique péché, fugitif, bienheureux et extatique.

Je me trouvais en présence des reliefs du Parthénon : jeunes filles à la poitrine haute portant leurs offrandes à la déesse; jeunes garçons à cheval, vénérables vieillards… et je sentais que le grand secret de la perfection dans la vie et dans l’art se nomme équilibre . Ce n’est ni la violence du Paradis, ni sa sérénité. Mais des forces qui s’opposent pour s’équilibrer tout en demeurant puissantes et habitées d’une palpitation imperceptible.

Ici, dans cet art grec, la chair n’avait pas à s’appesantir pour acquérir la puissance. Elle n’avait pas non plus à devenir éthérée pour acquérir la grâce. Ici, la chair a réussi à débarrasser la matière sans lui ôter de sa puissance, à la débarrasser juste assez pour que la grâce puisse apparaître. Si elle avait été au-delà, elle serait devenue puissance mais aurait perdu de sa mobilité. Un peu en-deçà, elle serait devenue charmante mais insipide. Or, elle a découvert la frontière superbe, infiniment délicate de l’équilibre parfait, invisible à l’œil nu, et là, elle s’est fixée. C’est le miracle grec.

L’artisan grec a pénétré dans la forêt de la vie, dans son énorme confusion et son obscurité. Il a pénétré dans la forêt de la vie et il en a extrait son œuvre. Il a écarté le chaos, supprimé tous les éléments superflus et fait de la forêt un arbre, et de cet arbre une colonne. Et quand il en est sorti, la forêt tout entière s’est réduite à une colonne dorique. Cette colonne est devenue l’essence de la forêt et c’est cette essence qu’il cherchait. Et cette colonne sentait le pin ou le cyprès. Elle n’était pas un idéogramme abstrait et inodore, mais sentait le bois et la résine. Sitôt qu’on la touche on reconnaît son origine.

Dans des moments d’exaltation dionysiaque, on peut voir qu’il lui pousse des branches et des feuilles, lui rendant son aspect d’arbre. Si l’on poursuit cet état d’extase, on peut en faire une forêt. C’est notre liberté, nous n’avons pas à craindre de nous égarer. Car elle demeure sobre éternellement, frontière inamovible entre la pensée abstraite et la forêt. Et si l’on retourne à sa condition humaine, on se trouve à nouveau confronté à son état immuable de colonne dorique.

Si Dieu devait exiger une apologie de chacun de ses peuples et lui demander de rendre compte des talents qu’il y a engagés, alors les Grecs, avec leur nudité athlétique, leur chevelure fraîchement lavée et leurs robustes genoux, se seraient dressés pour répondre d’une voix libre et virile dénuée de supplications et de blasphèmes :

« Avant que nous n’arrivions, l’humanité criait d’une voix stridente comme des oiseaux, et les désirs la ravageaient , la rendant incapable d’articuler la moindre parole raisonnable. Nous avons proclamé la parole au-delà du chaos. Nous lui avons coupé les ailes et nous l’avons placée sur le fronton de l’esprit, telle une Victoire sans ailes.

« Avant que nous n’arrivions, la pensée était une cohue indisciplinée, jacassante et désordonnée, terrorisée par le tonnerre, les éclairs, les rêves et la mort. Elle ne pouvait être rassemblée en une phalange organisée. Au premier assaut de l’obscurité, elle s’éparpillait.

« Nous sommes ceux qui avons organisé la Pensée. Nous avons créé le syllogisme – thèse, antithèse, synthèse – nous avons ouvert les routes, découvert les lois, dominé le chaos.

« Avant que nous n’arrivions, la matière était l’ennemi principal – lourde, misérable, sinistre. Née esclave, elle a rendu l’homme esclave. Née sans cerveau, elle a rendu le cerveau esclave.

« Nous avons lutté avec la matière, obstinément, systématiquement, comme l’homme lutte avec la femme. Nous avons découvert ses portes secrètes et les avons franchies. Et la matière s’est rendue. Nous avons baisé sa bouche et empli ses flans d’un fils. L’esprit a trouvé son partenaire. 

« Si chaque nation avait dû trouver sa place dans le gouvernement de l’univers et assumer des fonctions responsables, nous, les Grecs, aurions occupé le poste d’architectes du monde ! »

C’est ainsi qu’auraient parlé les Grecs s’ils avaient eu à décrire les cinq talents qui leur ont été concédés par Dieu : leurs cinq sens.

Combien de temps a duré le monde grec ? Un instant, le temps d’un éclair. Qu’importe ? 

La perfection ne dure pas davantage, cela n’aurait d’ailleurs aucun sens. Elle révèle les sommets que peut atteindre l’homme, et ces sommets constituent dorénavant la limite éternelle de l’excellence humaine. Très vite la colonne dorique s’est garnie de feuilles, une fois encore impatiente de redevenir arbre. L’art hellénique est devenu hellénistique, puis l’art hellénistique est devenu oriental. Qu’importe ? Sa mission était accomplie et il était libre de réaliser son destin.

Je me souviens que jour après jour j’ai visité le British Museum, errant dans un état de transe, incapable de choisir entre mes trois amours – les reliefs assyriens, les miniatures orientales et les marbres grecs. En chacun je tentais de découvrir le secret, d’instaurer une hiérarchie entre mes désirs, afin de mettre de l’ordre dans mon désordre intérieur. 

Après plusieurs jours d’hésitation, et s’il avait fallu faire un choix entre ces trois visions, je décidai de celui que je ferais. Et cependant, en mon for intérieur, je sentais que si une catastrophe majeure se produisait – tremblement de terre, incendie, invasion barbare – ce choix n’aurait pas été celui qu’il aurait dû être. Au dernier moment, j’aurais choisi de sauver la lionne assyrienne blessée – ma sœur.

En franchissant les portes en fer forgé du British Museum et en me retrouvant à l’air libre, j’étais épuisé. Comme si je venais de sortir d’un cauchemar et que je pouvais respirer à nouveau. 

                                                           

pp. 66-69
Texte proposé et traduit de l'anglais par Yvette Renoux-Herbert