N.Kazantzaki 

 

ENGLAND

 

Traduction inédite de l'anglais par Y. Renoux-Herbert

Simon and Schuster, 1965

 

NIKOS KAZANTZAKI CHEZ JOSEPHINE MAC LEOD A STRATFORD ON AVON, 1939

 

 

J’arrivai à la maison où j’étais hébergé, celle de Susanna, la fille bien-aimée de Shakespeare , qui était « plus intelligente que femme ».

Une maison aristocratique, avec son toit de chaume, ses grosses poutres noires et ses fenêtres en vitres épaisses cernées de fer forgé. Dans la cuisine, la grande table faite d’une seule grosse planche en bois de chêne sombre, brillante comme du vieil ambre. Le feu était allumé dans la haute cheminée, tout autour étaient suspendus des ustensiles de cuisine en cuivre. Au-dehors le jardin scintillait de toutes les fleurs citées dans les tragédies de Shakespeare. Au premier étage de nombreuses chambres avec des porcelaines précieuses, dans celle de Susanna, la tête de lit massive délicatement sculptée, et partout les fenêtres teintées de vitres précieuses, mauve, bleu ciel et gris.

Chaque matin je me promenais dans le jardin planté de pommiers et de poiriers chargés de fruits, et le vieux mûrier se dressait encore, planté disait-on par Shakespeare lui-même. Un petit Pan naïf me souriait au fond du jardin et à l’autre bout une vierge gothique en pierre, douloureuse, se dressait parmi le chèvrefeuille et les rosiers blancs touffus.

Inoubliables journées de septembre, baignées de soleil. Paradis clos que sillonnaient sans cesse les avions de cet enfer moderne. Alors que la guerre venait d’éclater et que des millions de créatures humaines tenaient – selon l’image même de Shakespeare – le rôle de chair à canon, n’était-il pas choquant de fouler tranquillement ce jardin si accueillant, un livre à la main ? Choquant, sauf que ce livre, c’étaient les œuvres de Shakespeare.

Si les hommes créés par Dieu devaient disparaître et ceux créés par Shakespeare surgir de ces pages aux lignes serrées, le monde ne s’en porterait que mieux, me semblait-il. Les hommes, tous les hommes, même les plus grands d’entre eux, ceux que nous côtoyons dans notre vie, et les femmes aussi, même les plus innocentes et les plus tendres (si de telles femmes existent), même les plus grossières et les moins honnêtes, sont des créatures tellement misérables ! Dans la vie réelle, les gens en chair et en os n’atteignent jamais les limites du bien et du mal. Ils n’osent pas vivre leur destin de bon coeur. Ils craignent d’agir mal tout au long de leur vie. Ils s’arrêtent à mi-chemin comme si le ressort, dans sa malignité, n’avait pas été remonté complètement – le ressort que le montreur de marionnettes a placé en eux. Ils se répandent sur tous les continents et se les approprient. Ils disposent de tous les océans, de tous les troupeaux, des arbres, des idées et des dieux. Et pourtant ils manquent d’audace. Ils ne font pas plus que la moitié du chemin.

Mais ici à Stratford, ce maître , qui a entouré de planches et de chiffons un tout petit espace dans lequel il a placé des éléments de papier peint, a réuni quelque quinze mille mots et en a fait des créatures humaines. Il en a remonté les ressorts à fond, a vissé et dévissé leurs cerveaux à la perfection, il a piétiné leurs ventres et leurs cœurs, et de leurs bouches sont sortis les mots les plus fous et les plus tendres : des mots tels que Dieu n’a jamais su mettre dans la bouche de ses créatures. Quel amant créé par Dieu a jamais chanté comme Roméo ? Qui, parmi les sujets de Dieu, a jamais blasphémé comme Lear ? Qui a jamais soupiré comme Hamlet ?

(…)

Tandis que je me promenais dans le jardin de Susanna, le gros livre de son père à la main, je laissais mon esprit vagabonder et bourdonner, telle une abeille besogneuse et affamée à la recherche d’une goutte de miel dans le cœur empoisonné de chaque tragédie. Cette goutte de miel qui était, je le savais, l’essence même de la tragédie.

Un malheur implacable frappe un grand esprit et le détruit. Quelle est la cause de ce désastre? D’où vient-elle ? Qui l’a provoquée ? Qui est le responsable ?

S’il ne s’agissait que d’une Fatalité aveugle venue d’ailleurs, seulement de l’âme humaine s’opposant au poids de la matière, ce serait une chose horrible et à la fois une consolation certaine. Car alors nous contemplerions le merveilleux spectacle d’un être humain doté de conscience et pourvu de sa vaillante petite lumière en lutte contre la stupidité et la toute-puissance de la nécessité aveugle, sombre, amorale et infinie.

Nous nous dirions alors : « J’ai fait mon devoir. Je suis pur. J’ai été ébranlé mais je ne suis pas responsable. Je ne suis coupable que d’une chose : posséder une conscience, être un homme, qui seul ose transgresser les consignes. J’ai goûté de l’arbre de la Connaissance, j’ai quitté le Paradis de la béatitude végétale et j’ai tenté avec mes propres forces la dangereuse aventure de la liberté. Je ne veux pas retourner au Paradis, ni par la voie du Christ, ni par celle de Bouddha. Je veux aller de l’avant, atteindre le point ultime. Si la conscience est un rebelle de Lucifer, alors levons toutes les âmes et avançons ensemble sur le chemin ascendant de la liberté. Prenons cette responsabilité. Tel est le chemin vrai de l’homme et il me plaît. J’ai transgressé les consignes, je veux bien en payer le prix, mais ma conscience demeure pure. »

Si le heurt tragique se limitait à un duel entre l’Esprit et la Fatalité, la tragédie ne manquerait pas de nous épouvanter, mais elle ne parviendrait pas à anéantir nos cœurs. Ils feraient face à cette catastrophe et à cette épouvante sans ciller, dans un seul et même sentiment. Mais avec Shakespeare, l’horreur de la tragédie est pire encore. Car il la conduit bien au-delà. Dans les tragédies de Shakespeare, le drame éclate non seulement entre l’Esprit et la Fatalité, mais dans le cœur même du héros. Il doit alors lutter sur deux fronts : contre les forces extérieures et obscures, et contre cette part de son propre esprit qui collabore traîtreusement avec les assaillants extérieurs et tente de leur ouvrir les portes de la forteresse.

Le tragique dans son horreur s’en trouve accru et le conflit gagne en intensité, en passion et en responsabilité. Il n’illustre plus la simple nécessité aveugle de tuer le pur et innocent héros. Le blâme retombe sur le héros lui-même. La catastrophe n’est pas complètement injuste. Le désastre qui s’est abattu sur le héros plonge ses racines dans ses propres failles, ses égoïsmes et ses passions incommensurables. Il ne s’agit plus ici seulement d’un choc entre forces spirituelles et forces physiques. Les forces qui s’y trouvent mêlées au même moment sont morales autant que spirituelles.

Le destin de l’homme n’est pas inscrit d’avance. On ne peut pas dire en guise de justification que, quoi qu’on fasse, aussi pur, prudent et averti soit-on, il n’y ait pas de salut, car la Fatalité finira par nous réduire à néant de toutes façons. La nécessité n’est pas toute-puissante dans la tragédie shakespearienne. Il existe dans l’esprit de l’homme une petite étincelle de liberté, une petite porte par laquelle s’échapper. C’est pourquoi nous avons notre part de responsabilité.

Mais les forces externes et internes se sont alliées et entremêlées de telle sorte qu’elles sont devenues invincibles. Nous ne sommes plus en mesure de lutter contre elles. Un courant obscur et irrésistible nous entraîne avec lui. Nous souhaitons une chose et faisons tout autre chose. Nos intentions les plus insignifiantes peuvent mener à des désastres dès lors qu’elles se réalisent. Et nos mauvaises intentions peuvent aller jusqu’à créer de la justice et du bonheur. Entre nos intentions et leurs conséquences, quelque grande puissance mystique s’interpose et nous montre la route, et alors tout se termine parfaitement bien.

Quelle est donc cette puissance ? Quel but poursuit-elle ? Dans quelle direction va-t-elle, nous obligeant à la suivre ? Parfois elle se rue, furieuse, pour anéantir le mal, comme s’il était son principal adversaire. Parfois elle détruit allègrement tout ce qu’il y a de meilleur au monde. Si elle était dépourvue d’aspirations d’ordre moral, pourquoi lutterait-elle si violemment contre tout ce qui fait défaut, qui souille et déçoit ? Et si elle était entièrement morale dans ses aspirations, pourquoi tuerait-elle de grands esprits avec tant de cruauté et d’aveuglement ?

Des questions graves auxquelles Shakespeare ne pouvait pas répondre. Car il n’était ni un philosophe, ni un pionnier en matière de religion, capable de répondre à ce genre de questions. C’était un poète. Et il alla plus loin que tous les autres poètes puis s’arrêta au bord de l’abîme. Là, en silence et dans une solitude totale, il se sentit traqué par des ailes sombres et tachées de sang. Du sang et des larmes coulèrent sur ses joues. Etait-ce ses propres larmes ou celles du monde entier ? Il ne pouvait pas le savoir. Il vivait l’expérience la plus sublime qu’un être humain puisse jamais éprouver : le sentiment de l’horreur. A contempler l’obscurité ignoble qui nous entoure et qui nous habite et non pas à dire « c’est ainsi, ce n’est pas ainsi, je veux ceci, je ne veux pas cela » mais à rester sans un mot, les yeux ouverts et les lèvres serrées, ressentant de la tête aux pieds le frisson tragique.

Telles étaient mes pensées tandis que pendant des journées entières je me promenais dans ce jardin, sous les pommiers couverts de fruits, à respirer l’air épais de la guerre. Je lisais et relisais, passant de Jules César, Hamlet ou MacBeth aux comédies et à La Tempête. Je m’efforçais, me semblait-il, de découvrir l’essence de la tragédie, et en plus ce que ce dramaturge du Nord avait emprunté aux Anciens et quelles sensations dérangeantes nouvelles il avait apportées…

Mais ce qui m’intéressait le plus dans l’œuvre de Shakespeare, c’était encore autre chose, une chose que je n’avais pas encore eu le courage de regarder en face. La Fatalité, l’esprit de l’homme, le combat, la mort, l’immortalité – tous ces mystères effrayants sur lesquels l’esprit médite depuis des milliers d’années ou alors qu’il écarte, afin de mettre fin, par le truchement d’une solution hâtive et toute faite, à ce tourment et d’éviter l’anéantissement Mais l’esprit change continuellement de point de vue et va toujours plus loin, et alors la solution elle aussi change de cap et avance avec lui, allant toujours de plus en plus loin.

Je tentais de mettre le doigt sur le réconfort inavoué que nous apporte la tragédie et en même temps, sans pour autant vouloir l’admettre, je m’efforçais de découvrir ou de définir quel réconfort se cachait derrière la tragédie sans réconfort possible telle qu’elle sévit dans le monde aujourd’hui. Des millions d’acteurs, des héros dominés par des passions inconnues et insondables, la Fatalité pesant sur eux, les rendant sourds et aveugles, se saisissant d’eux et les poussant des deux mains vers l’abîme. La Fatalité avait dû rencontrer quelque vieil obstacle contre lequel elle exerçait sa colère.

Quel pouvait-il être ? Peut-être les pulsions spirituelles et morales d’antan avaient-elles échoué et étaient-elles devenues matière. Peut-être était-ce elles qui faisaient-elles obstacle maintenant à la puissance ascendante. Ou alors peut-être de nouvelles pulsions étaient-elles nées et erraient-elles insatisfaites, incapables de coexister avec la réalité contemporaine. Un processus atroce certes, mais la puissance ascendante ne semble guère se soucier de la vie humaine.

Inconsciemment, je nourrissais un espoir en moi : si dans l’obscurité effrayante de la tragédie de Shakespeare, dans le massacre déchaîné entre ces deux alliés complices – la Fatalité aveugle et l’âme du héros – je pouvais déceler un rais de lumière, quelque motif de consolation fût-il au-dessus de l’humain, alors pourrais-je peut-être comprendre la guerre terrifiante qui a éclaté entre ces troupeaux d’humains. Car la guerre elle aussi est l’œuvre de la Fatalité et de l’âme. Et si je pouvais la comprendre, peut-être pourrais-je alors lui trouver une justification. Et qui sait ? (l’âme humaine étant essentiellement brutale, pure et dure comme le diamant, indifférente au bonheur) peut-être pourrais-je même l’aimer.

Une voix en nous, celle de l’homme, éprouve naturellement de la pitié envers l’humanité et de la répugnance pour le sang. Mais il existe une autre voix en nous, qui ne se soucie nullement de sécurité, de confort ou de bonheur humain, sachant que sans la Guerre, notre Père, la vie stagnerait tout comme l’eau dormante. Cette voix inhumaine en nous ne nous appartient pas ; elle appartient à quelque démon fouillant l’âme humaine ; inhumain, surhumain, mieux encore, au-delà de l’humain, le démon crie et lutte pour des desseins qui le dépassent. Et cette voix « espère » que la guerre durera toujours.

J’ai lu et relu ces tragédies bien-aimées, feuilletant cet ouvrage qui est la bible de l’homme libre, dans l’espoir d’y voir une image nette de la Fatalité, non seulement de la sentir, mais également de l’aimer .Il n’est d’autre salut que de rester lucide en mettant de l’ordre dans l’anarchie de notre cœur et en regardant l’horreur bien en face. C’est là le seul moyen pour l’homme de vaincre la peur. En abandonnant le modèle ridicule et indigne de l’autruche, et au lieu d’enfouir sa tête dans sa propre paresse ou dans quelque théorie rassurante ou dans les nuages, il doit tranquillement relever la tête et regarder la Fatalité dans les yeux.

***

Au bout d’un moment, la maîtresse des lieux descendit dans le jardin où je me tenais et nous nous mîmes à converser. Mon esprit se trouva dès lors sollicité par des préoccupations plus immédiates et plus plaisantes et je me sentis quelque peu rasséréné.

Cette femme merveilleuse avait alors plus de quatre-vingts ans. Sa silhouette était fine, élancée, ses yeux d’un bleu lumineux, son menton volontaire, son sourire grave et méditatif. Jamais je n’avais vu une telle vitalité, un besoin si insatiable de voir et d’entendre, une victoire si évidente de l’être humain dans sa conquête sur le temps. Elle avait voyagé d’Inde en Europe, d’Europe en Amérique, toujours seule, toujours pressée, comme si elle craignait que ses yeux ne se ferment soudain à jamais, ne lui laissant pas le temps de tout voir et de tout ressentir. Une soif inextinguible d’apprendre, un esprit aussi avide que celui d’un enfant, toujours prêt à questionner et à recevoir. « Apprendre, telle est ma religion », disait-elle d’elle-même en souriant de ce besoin insatiable qu’elle n’arrivait pas à satisfaire.

Elle possédait une maison bien-aimée sur le Gange, d’un blanc éclatant, tout près de la tombe de Vivekananda. C’est dans cette maison qu’elle se réfugiait pour se concentrer. Non pas toutefois à la manière des Orientaux, en restant immobile afin de permettre aux pensées de se focaliser autour d’un point fixe. Cette manière de se concentrer était tout à fait étrangère à sa nature irrémédiablement active. Cette femme exceptionnelle ne se concentrait que dans l’action.

Dans sa vie de tous les jours, elle pratiquait une économie qui confinait à l’avarice, ne dilapidait jamais rien pour des choses sans importance. Mais après un temps de concentration, une fois sa décision prise, elle dépensait des sommes considérables pour des causes qu’elle jugeait nécessaires. C’est ainsi qu’elle avait fondé en Inde des organisations reconnues dans le domaine de la santé publique, et ce au nom de Vivekananda.

Elle me racontait souvent sa rencontre avec ce redoutable missionnaire hindou au corps athlétique et aux yeux de braise.

« Un jour, à New York, je l’ai entendu prêcher de sa voix grave et mélodieuse, disait-elle. Il expliquait comment les êtres humains peuvent se purifier de leurs passions et se sentir tous frères, et par là trouver le salut. Il pensait que toutes les religions adorent le même Dieu, sauf que celui-ci se présente sous des visages différents, selon les époques et les peuples. Tel était son message, et je l’écoutais attentivement, en pesant chacune de ses paroles. Lorsqu’il eut fini, je me suis levée et j’ai dit : « Je suis d’accord. Je pars avec lui. »

Elle lui donna tout de suite de l’argent afin qu’il puisse se consacrer totalement à sa mission. Une foule d’hommes et de femmes l’entouraient et l’écoutaient, la bouche ouverte. Mais seule

cette femme indomptable se dressait devant lui en être libre et lucide. Et il lui arrivait souvent, à sa façon souriante et indépendante, de le taquiner sur ses petits travers. N’est-ce pas là la meilleure preuve d’une amitié indissoluble ?

« Je l’aimais et je le vénérais infiniment, me dit-elle un jour, et je savais qu’il supportait mes taquineries, même les plus dérangeantes. »

Ce jour-là encore, elle descendait dans son jardin pour regarder les fleurs et s’asseoir sur son banc favori, sous la madone gothique et le rosier blanc.

« Parlez-moi de Vivekananda », lui demandai-je, mon esprit à des lieues de distance de cet apôtre de l’amour, plein de bonnes intentions et non dépourvu de naïveté. Mais il me plaisait de voir comment une étincelle peut durer plus de quatre-vingts ans chez un être humain – quatre-vingts ans à user cette machine sans qu’elle se rouille : les dents, les pieds, les reins, l’esprit, tous aptes à la tâche, aptes à remplir leurs fonctions, encore intacts et sans faille – capables d’ingérer la matière brute qu’apportent la nourriture, la boisson, l’air et la chaleur du soleil et de les transformer en esprit. Il m’avait toujours paru que la vieillesse était une habitude humiliante, le signal que l’esprit avait décliné, entraînant dans son déclin la chair avec lui, car les rides, les yeux fanés, la démarche incertaine ne peuvent être imputés qu’à l’esprit. Lui seul s’est ridé, fané et chancelle.

Sans emphase et sans passion , Miss MacLeod commença son récit :

« Lorsqu’il rencontra son maître, le grand Ramakrishna, Vivekananda était inquiet. Il avait grandi dans une riche demeure, la table était toujours dressée pour les invités, et son père menait l’existence d’un aristocratique excentrique. Or, depuis que Vivekananda côtoyait son saint gourou, son vénérable Maître, il ne pouvait pas à s’habituer à la pauvreté.

« Un jour, n’y tenant plus, il dit à son Maître : »Maître, pardonnez-moi, mais je ne peux pas vivre dans la pauvreté. J’ai besoin d’argent. »

« Va voir la déesse Kali et demande-lui de t’en donner », répondit Ramakrishna très calmement.

« Tout content de cette autorisation, Vivekananda se rendit au temple et pria des heures durant devant la vieille statue en bois de la déesse. Lorsqu’il rentra le soir, le Maître lui demanda : « Eh bien, tu l’as priée de te donner de l’argent ? »

« J’ai oublié, répondit Vivekananda en se tordant les mains de désespoir. Cela m’est complètement sorti de l’esprit. »

« Retournes-y demain et redemande-le-lui ».

Vivekananda y retourna le lendemain mais, tout absorbé qu’il était dans sa prière, il oublia de nouveau. Il y retourna une troisième fois et il en fut de même, et Ramakrishna riait de bon cœur.

« Eh bien, renonce à l’argent, dit-il à son jeune élève. Ton cœur n’accepte pas d’argent, vois-tu ? Il a honte de demander à la déesse des choses si minables. Tu es fait pour de grandes œuvres. »

Tout en parlant de Vivekananda, l’indomptable vieille dame semblait caresser l’air de ses belles mains transparentes. Vivekananda restait le plus grand personnage qu’elle eût jamais rencontré dans sa longue vie de voyageuse. Il avait donné un but et une unité à son action et cet homme qui était mort si jeune l’avait certainement aidée à vivre une vie si longue et si juste. Sa main effleura une rose blanche et elle poursuivit :

« Lorsqu’ils le maudissaient et l’insultaient, il demeurait silencieux et plongé dans ses pensées.

Soudain son visage s’éclairait et il murmurait doucement, comme dans une prière : « Shiva, Shiva ! »

« Mais vous devez réagir, lui disais-je, vous devez vous défendre, vous fâcher, comme un homme ! »

« Et il répondait en souriant : « Et pourquoi donc ? Pour quelle raison, ma très chère ? Puisque celui qui frappe et celui qui est frappé sont une seule et même personne. Puisque celui qui loue et celui qui est loué sont une seule et même personne. Tat vam asi – nous sommes tous un. »

« Il était simple comme un enfant, innocent comme un saint. Son esprit ne regardait jamais du côté du mal. Il riait et jouait avec nous. Il y avait de nombreuses femmes autour de lui, et de très belles, et jamais un seul instant il ne paraissait troublé. Si tel avait été le cas, j’aurais été la première à le remarquer. Cela ne m’aurait pas échappé. »

Elle rit et secoua sa chevelure de neige. « Quelles journées mémorables ! », ajouta-t-elle en regardant au loin en direction de l’Inde.

Puis, revenue à Stratford et à son jardin baigné de soleil, à l’atmosphère de guerre qui nous entourait : « Nous vivons des journées mémorables, elles aussi. Mais celles-là étaient différentes. Nous avions alors auprès de nous un saint homme simple et sage. Et tout ce qu’il disait touchait notre cœur profondément. Il aimait à nous raconter des histoires de son pays et il tirait des mythes populaires les plus simples les leçons de morale les plus exigeantes. Un jour il nous raconta une histoire qui a eu une influence décisive sur ma vie entière :

« Il était une fois un oiseleur qui attrapa une grande quantité de tourterelles et qui les enferma dans un grand filet. Tout de suite les tourterelles essayèrent de se faufiler entre les mailles pour se libérer, mais elles étaient trop grosses. Alors elles se résignèrent à leur sort. Chaque jour l’oiseleur venait les nourrir. Il leur jetait de la nourriture en abondance de sorte qu’elles grossissent rapidement et qu’il puisse les tuer et les vendre. Toutes les tourterelles mangèrent avec appétit, ne sachant pas que plus elles grossissaient, plus elles se rapprochaient de la mort. Seule l’une d’entre elles s’abstint de manger. Elle devint de plus en plus maigre, puis un jour réussit à sortir du filet et à s’envoler. »

J’écoutais cette femme merveilleuse, l’esprit transporté très loin. J’aimais beaucoup ces contes naïfs qui transmettent des concepts arides et difficiles avec tout ce charme propre à l’Orient. Lorsqu’une chose est dite sous une forme parfaite et vivante, pensais-je, elle peut tromper l’esprit le plus vigilant, de sorte qu’une belle image peut alors se transformer en une certitude intellectuelle ou morale. Il arrive un moment où l’essence peut naître de la forme, si celle-ci est parfaite.

Miss Mac Leod, comprenant que mon esprit s’était mis à vagabonder, sourit : « Votre esprit est ailleurs, dit-elle, mais je vais vous faire revenir à vous. Voyez plutôt. » Elle sortit un papier jauni de sa poche : « Je ne vous ai jamais lu la dernière lettre que Vivekananda m’a écrite. Il me l’a envoyée de Californie le 18 avril 1900. » Elle déplia le papier jauni et me lut ce qui suit :

« Je vais bien, je vais bien dans mon esprit Je me soucie davantage de la sérénité de mon esprit que de celle de mon corps. Les batailles se gagnent et se perdent. J’ai rassemblé mes bagages et j’attends la Grande Délivrance. Shiva, ô Shiva, conduis ma barque vers l’autre rive. « Je ne suis que l’enfant émerveillé qui écoutait les propos fascinants de Ramakrishna sous l’arbre géant de Daksinesvar. Telle est ma vraie nature. Le travail, l’action, les bonnes œuvres ne sont venus que plus tard. Et maintenant de nouveau j’entends sa voix. Toujours la même, qui fait tressaillir mon âme. Les liens se distendent, l’amour meurt, le travail n’a plus de sens, la vie a perdu de son éclat. Il ne reste que la voix du Maître qui m’appelle : « Me voici, Seigneur, me voici. Que les morts enterrent les morts. Suis-moi… Me voici, Seigneur bien-aimé, me voici.

« Oui, je suis là, je viens. Nirvana s’ouvre devant moi. Parfois je le sens, le même océan calme et sans limites, sans une ride, sans un souffle d’air.

« Je suis heureux d’être venu dans ce monde. Heureux d’avoir tant souffert, d’avoir commis des fautes graves, d’atteindre la paix maintenant. Je ne laisse personne derrière moi qui reste enchaîné et je n’emporte aucune chaîne avec moi. Le vénérable Maître est parti, pour toujours, pour ne plus jamais revenir. Le guide, le gourou a pris congé, tandis que le jeune homme, l’étudiant, l’esclave s’est attardé.

« … Les instants les plus doux de mon existence sont ceux pendant lesquels j’ai dérivé avec le courant. Et maintenant, je sens une fois de plus que je dérive. Je vois le soleil devant moi, chaud et brillant, les grands arbres qui m’entourent. Tout est si calme, si paisible dans cette chaleur, et le courant me porte doucement jusqu’au tendre sein de la grande rivière. Je n’ose agiter l’eau de mes mains ou de mes pieds de peur de troubler le silence sublime.

« Derrière mon travail, il y avait l’ambition ; derrière mon amour, il y avait une personne ; derrière mon innocence, il y avait la peur ; derrière mes activités, la force qui les guidait était la soif du pouvoir. Toutes ces choses ont disparu et je suis porté par le courant. Me voici, Mère, me voici ! J’arrive dans la chaleur de ton sein. Je me laisse flotter là où tu me guides, jusqu’au pays étrange et muet des miracles. Me voici. Devenu spectateur et non plus acteur.

« Quelle paix règne ici ! Mes pensées semblent venir de très loin, du plus profond de mon cœur. Elles sont comme des murmures étouffés venus de loin et la paix descend sur toutes choses, une paix douce, dénuée de crainte, dénuée d’amour, dénuée d’émotion, comme la paix que l’on ressent lorsqu’on est seul, entouré de peintures et de sculptures. Me voici, Seigneur, me voici, j’arrive. »

Tandis qu’elle lisait cette lettre d’adieu, si bouleversante dans sa sérénité, ni sa main ni sa voix ne tremblaient.

« Vous arrive-t-il de prier ? demanda-t-elle quand elle eut fini. Quand vous êtes heureux ou dans une profonde tristesse, priez-vous ? »

« Non, répondis-je, je ne prie jamais. »

« Que faites-vous alors ? »

« J’écris. C’est ainsi que je trouve la paix. »

« Moi non plus, je ne prie pas, dit Miss Mac Leod. Lorsque je suis bouleversée, je vais me promener, non pas dans la campagne, mais en ville. Et je regarde les gens. Ou alors je fais ce que je crois être une bonne action. Ou encore je relis cette lettre. C’est ainsi que je trouve la paix. »

 

(Extrait de « England » de Nikos Kazantzaki, ouvrage non traduit en français (Simon and Shuster, New York, 1965, pp. 240-256)

Traduit de l’anglais par Yvette Renoux-Herbert

 

NOTE DE LA TRADUCTRICE

Ce texte relate une rencontre entre Nikos Kazantzaki et Josephine Mac Leod, en septembre 1939, alors que la guerre venait d’éclater. Il séjournait chez elle à Stratford-on-Avon, dans la maison même de Susanna, la fille chérie de Skakespeare. Josephine Mac Leod, une Américaine aussi généreuse que fortunée, disciple de Vivekananda, avait connu, grâce à mon père Jean Herbert, Eleni Samios, la future compagne de Nikos Kazantzaki. Auteur d’une vie de Mahatma Gandhi, celle-ci s’était vue confier la traduction en grec de deux petits opuscules de Vivekananda. Un jour- et c’est Eleni qui le raconte -, Miss Mac Leod lui déclara : « Les pierres ne m’intéressent nullement. Ni l’Acropole, ni tout votre saint-frusquin. J’aime connaître des hommes, des êtres vivants. Qui est ce Nikos Kazantzaki avec qui vous vivez ? » Alors Eleni invita la vieille dame à Egine. Elle y passa deux jours et leur laissa en repartant un chèque de $1.500 pour une première édition de «  L’Odyssée » de Kazantzaki en 300 exemplaires in folio ( Voir le récit de cette rencontre dans « Le dissident » d’Eleni Kazantzaki, Ed. Plon, 1968, pp. 365-367).