Elle était singulièrement riche, et je ne parviens pas à l'analyser, et pétrie
de vie et de mort, l'émotion que j'éprouvais en me promenant sur l'antique
terre de Cnossos. Ce n'étaient pas la tristesse et la mort, ni la paix. D'austères
commandements montaient des lèvres dissoutes dans la terre et je sentais les
morts se suspendre en longues chaînes à mes jambes, non pas pour me faire
descendre dans leur ombre fraîche, mais pour se cramponner à moi, monter avec
moi dans la lumière et reprendre la lutte. Et, comme une joie et une soif
inextinguibles, les taureaux vivants qui mugissaient dans les prairies du monde
d'en-haut, et le parfum de l'herbe et l'odeur salée de la mer, tout cela depuis
des millénaires transperçait l'écorce de la terre et ne laissait pas les
morts être des morts.
Je regardais les courses de taureaux peintes sur les murs, la
grâce et la souplesse de la femme, la force infaillible de l'homme, et de quel
oeil intrépide ils affrontaient le taureau déchaîné et jouaient avec lui.
lis ne le tuaient pas par amour comme cela se faisait dans les religions
orientales, pour se mêler à lui, ni parce que la terreur s'emparait d'eux et
qu'ils ne supportaient plus de le voir; ils jouaient avec lui avec respect, avec
entêtement, sans haine. Peut-être même avec reconnaissance: car cette lutte
sacrée avec le taureau aiguisait les forces du Crétois, cultivait la souplesse
et la grâce de son corps, la Précision ardente et lucide de ses gestes, l'obéissance
de sa volonté et la vaillance, si difficile à
acquérir, qu'il faut pour affronter sans être envahi par l'épouvante la
puissance effrayante de la bête. C'est ainsi que les Crétois ont transposé l'épouvante
et en ont fait un jeu sublime, où la vertu de l'homme, au contact direct de la
toute-puissance absurde, se tendait et triomphait. Elle triomphait sans anéantir
le taureau parce qu'elle ne le considérait pas comme un ennemi mais comme un
collaborateur, sans lui le corps ne serait pas devenu si souple, si puissant, ni
l'âme si vaillante.
Il faut sûrement, pour avoir la force de soutenir la vue de
la bête et de jouer un jeu si dangereux, un grand entraînement physique et
spirituel; mais une fois que l'on a acquis cet entraînement et que l'on est
entré dans le climat du jeu, chacun de vos gestes devient simple, ferme, détendu,
et votre oeil contemple sans épouvante l'épouvante.
Voilà quelle était, pensai-je en regardant, peinte sur les
murs, la lutte séculaire de l'homme et du Taureau - qu'aujourd'hui nous
appelons Dieu - voilà quel était le
regard Crétois.
Et brusquement une réponse a envahi mon esprit - et non pas
seulement mon esprit, mais mon coeur et mes reins.
Voilà ce que je cherchais, voilà ce que je voulais: c'était
ce regard crétois qu'il fallait que je mette dans les yeux de mon Ulysse. Notre
époque est féroce; le Taureau, les forces ténébreuses et souterraines ont été
libérées, l'écorce de la terre se fend. Courtoisie, harmonie, équilibre,
douceur de vivre, bonheur, autant de joies et de vertus dont il nous faut avoir
le courage de prendre congé ; elles appartiennent à d'autres époques, passées
ou futures. Chaque époque a son visage propre; le visage de notre époque est féroce,
les âmes fragiles n'osent pas le regarder en face.
Ulysse, celui qui voguait sur les vers que j'écrivais, c'est
avec ce regard qu'il devait contempler l'abîme ; sans crainte et sans espoir,
mais aussi sans impudence : debout au bord du gouffre.
Depuis ce jour-là, le jour du regard crétois comme je l'ai
appelé, ma vie a changé; mon âme avait compris où elle devait se placer et
comment elle devait regarder. Et les problèmes atroces qui me tourmentaient s'étaient
apaisés, s'étaient mis à sourire, il semblait que le printemps fût venu et
comme les épines au printemps, les problèmes féroces s'étaient couverts de
fleurs. Jeunesse tardive, inattendue. J'étais donc moi aussi, comme l'antique
Chinois, vieillard caduc à ma naissance, avec une barbe toute blanche, qui à
mesure que passaient les années était devenue grise, puis peu à peu noire, et
puis était tombée, pour laisser enfin s'étendre sur mes joues, dans ma
vieillesse, un tendre duvet d'adolescent.
Nikos KAZANTZAKI, Lettre au Greco, traduit du grec par Michel Saunier, Pocket, 1997, pp. 514-516.