NIKOS KAZANTZAKI ET LA FRANCE

Par Yves LE GARS,

Paris, le 18 octobre 2007, mairie du VIe

 

Si pendant un demi-siècle, Kazantzaki a entretenu une relation suivie avec la France et y a souvent séjourné, il est difficile de se faire une idée exacte de ce qu’il pensait vraiment d’elle. D’ailleurs une référence « kazantzakienne », aussi informée que Colette Janiaud Lust, le dit dans une note « Sur Kazantzaki et la France nous avons très peu de témoignages, malgré ses séjours répétés dans notre pays ».

L’interprétation est rendue encore plus difficile par l’inexistence d’un ouvrage que Kazantzaki aurait spécialement consacré à la France. Aimait-il ou non ce pays qui lui était familier ? Eleni Kazantzaki avoue son incompréhension à Roger Milliex dans une lettre de 1961 : «  Oui… Nikos aimait et n’aimait pas Paris. Le goût que lui laissait Paris était aigre-doux ou plutôt doux amer. Pourquoi ? Ça aussi, c’est un mystère ». Et plus loin : « Maintenant que nous habitions Antibes, il était heureux. Il disait toujours et redisait son amour de la France. Dommage qu’il ne l’ait pas mis par écrit. Il n’a pas eu le temps, autrement il l’aurait écrit sûrement ». Oui, il y a bien  « un mystère », car un écrivain capable d’écrire de remarquables récits de voyages comme ceux qu’il consacre à l’Italie, à l’Espagne, à l’URSS, à la Chine, au Japon, ou encore à l’Arabie et à Jérusalem, aurait pu en faire autant pour la France s’il l’avait désiré.

Ainsi, si l’on excepte les précieuses confidences du Rapport au Gréco, c’est dans la correspondance, souvent écrite en français, dans les témoignages divers, trop rares et trop succincts, que nous devons chercher de quoi alimenter réflexion et interprétations. Pour l’instant, rappelons dans quelles circonstances, le jeune Kazantzaki fut amené à découvrir la langue et la culture françaises, et, par leur truchement, à élargir considérablement l’horizon de ses connaissances. Viendra, ensuite, l’évocation des différentes périodes de sa vie, où il a été en contact, de façon plus ou moins houleuse ou harmonieuse, avec la France.

 

Tout commence en 1897, Kazantzaki a 14 ans. Les Turcs répriment l’insurrection crétoise. La famille Kazantzaki inscrit le jeune Nikos à l’Ecole française catholique de Sainte Croix, à Naxos. S’y regroupent des enfants venus de toute la Grèce. Si l’on en croit le chapitre Naxos du Rapport au Gréco, ce choix fut arbitraire : devant la carte de la Grèce pendue au mur, le père ordonne au fils de choisir une île : « J’étais monté sur une chaise, avais inspecté une à une toutes les îles de la mer Egée, vertes sur la mer bleue ; je promenais mon doigt de Santorin à Milo, à Siphnos, à Mykonos, à Paros ; je m’étais arrêté sur Naxos. A Naxos ! dis-je. Sa forme et son nom me plaisaient. Comment pouvais-je deviner en cet instant l’influence décisive qu’aurait sur toute ma vie ce choix fortuit et fatal ? – A Naxos ! répétai-je. J’ai regardé mon père. – C’est bon, répondit-il, allons à Naxos ! ».

Et tandis que son père s’en retournerait en Crète faire la guerre au Turc, le jeune Nikos que ses condisciples appelaient « le Crétois », trop malingre pour devenir un guerrier, servirait la cause de son île et de la liberté, comme combattant de la culture et de l’Esprit. Il devient  rapidement un excellent élève, moins par souci de promotion personnelle que par fierté d’incarner l’honneur de son île martyre. Déjà il a le goût de l’impossible et se lance, adolescent, dans une entreprise démesurée et apparemment gratuite : « écrire à côté de chaque mot français le mot grec correspondant », anticipant l’énorme mais inabouti travail qu’il effectuera dans les années 30 avec son dictionnaire franco-grec. S’il suscite l’admiration du Père Laurent, il déclenche la colère du Père Lelièvre qui ne voit là que des travaux de « radoteur », indignes d’un vrai Crétois !

Cette rivalité entre l’étude et l’action sera au cœur de la vie et de l’œuvre à venir, puisqu’elle animera par exemple, la structure de son roman Alexis Zorba. L’étude exerçait sur Kazantzaki une attraction intense. À en croire ces pages du Rapport au Gréco, un cardinal en visite à Naxos en fut si persuadé qu’il projeta d’enlever le jeune élève pour en faire un futur prince de l’Eglise romaine. Il ne fallut pas moins que l’intervention de son père menaçant d’incendier l’école, pour soustraire son « Judas » de fils aux manigances catholiques ! Car ce n’est pas par amitié spéciale pour la France et le monde latin que son père l’avait livré à ces enseignants catholiques. Une lettre à son fils le dit sans ménagement : « Ici, je me bats contre la Turquie, je fais mon devoir ; bats-toi comme moi, aussi résiste pour que les Français ne te montent la tête, ce sont des chiens eux aussi, comme les Turcs ».

Pendant ces années de découverte de la langue et de la culture françaises, Kazantzaki prend l’habitude de lire et de traduire nombre d’auteurs français. Il apprend aussi l’italien qui lui permettra, sa vie durant, de fréquenter avec enthousiasme le grand Dante. Sa maîtrise de la langue française, à part quelques « r » un peu trop roulés au goût de certains, était presque parfaite. Son ami Panaït Istrati en témoigne, en 1928 : »Nikos Kazantzaki parle un français familier et presque impeccable ».

C’est donc sans surprise que pour parfaire sa formation générale, il obtient de sa famille de venir étudier à Paris, où il arrive par un jour d’octobre 1907. Examinons, un instant, de quelle façon, Kazantzaki, toujours dans Rapport au Gréco (chapitre Retour en Crète), analyse les raisons de son départ : « La Crète est bonne, mais seulement pour entendre son élan ; au bout de quelques mois, elle était devenue trop étroite pour moi ; les rues avaient rétréci ; la maison paternelle rapetissé, les basilics et les œillets d’Inde de la cour avaient perdu leur parfum… jamais je ne m’enfermerai entre quatre murs, ni dans un café ; jamais je ne m’accorderai avec le bien-être, jamais je ne signerai que je suis d’accord avec l’inévitable. Je descendais sur le pont, regardais la mer, elle était pour moi la porte de la liberté ; ah ! l’ouvrir et m’en aller ».

On retiendra cette confession rétrospective pour mieux comprendre ses futures tribulations françaises, et pourquoi Eleni a écrit qu’il n’a jamais été « casé ».

Mais quelles idées, quelles images pouvait se faire ce jeune grec, de Paris et de la France, en 1907 ? Il n’en avait eu connaissance que par les livres, en particulier poétiques. Quels rêves avait-il conçus de ce pays dont il découvrait la réalité, et sur lequel le journal Neo Asti lui avait demandé de faire des articles ? Dans Rapport au Gréco, au chapitre Paris : Nietzsche, le grand martyr, l’auteur essaie de restituer ses impressions premières «  Une pluie fine tombait, le jour se levait. Le visage collé contre la vitre de la voiture, j’apercevais, derrière le rideau transparent de la pluie, Paris qui passait, souriait entre ses larmes et m’accueillait… Tout le visage charmant et joueur de Paris je le voyais, à travers les fils suspendus de la pluie, sourire dans une lueur voilée, comme l’on voit, à travers les fils de son métier, le visage de l’ouvrière qui tisse. « Qu’est-ce qui peut bien m’attendre dans cette ville si longtemps désirée ? pensais-je… Trouverai-je dans cette grande ville ce que je cherche ? Mais qu’est-ce que je cherche ? Qu’est-ce que je veux trouver ? » Il y découvrira la philosophie de Bergson au Collège de France,et, à la Bibliothèque Sainte Geneviève, les oeuvres d’un certain Nietzsche grâce à une étudiante, frappée par sa grande ressemblance physique avec le philosophe allemand. Cela bouleversera le sens de ses recherches. Quant à la ville elle-même, une fois dégrisé, il la quittera, disponible pour de nouvelles aventures. Il voudra quitter Paris comme il l’a fait de sa Crète natale : « Mon premier contact avec ce nouveau visage de la terre a été une ivresse ; elle a duré des jours et des semaines.. Puis l’ivresse s’est apaisée, le monde s’est affermi de nouveau, immobilisé ». Or, de la philosophie de Bergson, ce qu’il dit avoir retenu, grâce à l’abbé Mugnier, n’est-il pas le mot « mobilisation » ? Cette « ivresse » dont il parle, cinquante ans après, transparaît dans le premières lettres qu’il envoie à sa famille, en particulier celles adressées à sa mère et ses sœurs. Sur un ton enjoué, il leur parle des Françaises. Il semble même séduit « Les Françaises ne sont pas laides comme celles que nous avons à Castro. Elles sont très belles, elles sont toujours merveilleusement coiffées, elles ont une peau très blanche et fine. Quand je me rappelle nos femmes.. j’éclate de rire », ce qui n’est pas très galant ! Mais il ne semble pas toujours content qu’il le prétend, puisque, ailleurs,  il écrit : « Ma seule joie ici est de recevoir vos lettres ». De l’amertume pointe en février 1909 : les frais à Paris sont trop élevés. Il passe en réalité son temps à suivre les cours, fréquenter les bibliothèques et ses nuits à lire et à écrire pendant que d’autres s’amusent. D’ailleurs la liste de travaux qu’il accomplit pendant ce premier séjour parisien est assez impressionnante : Ames brisées, F. Nietzsche dans la philosophie du Droit et de l’Etat, la vie impératrice, le Théanthrope, le Maître maçon. Seule la première oeuvre a quelque rapport avec son séjour parisien, puisque ces « âmes brisées » sont celles d’étudiants grecs installés à Paris. On le voit, le séjour n’a pas été idyllique. Dans les articles qu’il envoie à Néo Asti l’admiration qu’il voue à l’élégance française se mue vite en critique sociale, comme si le rêve se dissipait, devant une société humaine, trop humaine, pour un individu qui s’enivre de Nietzsche et va bientôt être assailli par des tourments messianiques. Il trouve tout de même encore de quoi admirer la France qui « ouvre des voies nouvelles aux jeunes générations ». Et à propos de Rodin, ému par son fameux Penseur, Kazantzaki écrit : « On réalise à quel degré de civilisation est parvenu ce peuple pour avoir de tels artistes, capables d’exprimer de la sorte avec le bronze, ce que seule la poésie était en mesure de faire ». Et cette formule étonnante : « Plus on devient français, plus on devient homme ; ». « Sur le chemin du progrès, la France est le guide qui se blesse les mains, qui se fatigue les jambes pour ouvrir la voie aux autres peuples obligés – bon gré, mal gré- de la suivre. » « Il y a autant de différence entre Paris et Athènes qu’entre un peuple civilisé et un peuple qui ne l’est pas. » Oui, mais la civilisation est souvent guettée par la décadence. Ainsi la France est aussi le pays où un père peut abandonner femme et enfants, où les femmes ne veulent plus d’enfants : « elles ont perdu toutes les armes qui pouvaient leur permettre de vaincre : la beauté, la pudeur, la timidité, l’espoir de devenir mères ». La contradiction est, on le voit, si forte qu’on est presque tenté de croire, avec G. Katsimbalis, présentant, en 1959, aux lecteurs de Nea Hestia, ce premier séjour parisien de Kazantzaki, que celui-ci n’a rien compris à la France. Il semble qu’il faille à la fois retenir l’attitude contradictoire de Kazantzaki et saisir la source de ce malentendu qui est au cœur de nos réflexions. Ce qu’il a perdu à Paris, c’est précisément les certitudes qu’il avait jusque-là. Ainsi au moment de quitter Paris, il nous dit dans le Rapport au Gréco, qu’il « va saluer Notre Dame et sa flèche orgueilleuse, le cœur empli de questions, délivré de la certitude ».

Voyons maintenant quelle évolution a été la sienne pendant les années qui vont suivre ce premier séjour et tâchons de mieux préciser et approfondir les malentendus parfois pénibles qui vont affecter les relations de Kazantzaki avec la France en particulier dans les années trente. Nous verrons que loin de s’atténuer les contradictions vont se maintenir, et finalement, faire sens.

Et d’abord remarquons ceci : de 1909 à 1919, Kazantzaki est absent de France. Pendant les terribles années de guerre, il ne semble pas s’être spécialement ému du sort de la France. Il faut dire que le sort de la Grèce et celui des Grecs du Caucase dont Elefteros Venizelos lui avait confié la charge, étaient tragiquement prioritaires. En 1919, il revient à Paris précisément pour faire son rapport à Vénizélos. Pendant toutes ces années de guerre, il a évolué et séjourné ailleurs qu’en France. Après la guerre, le mouvement s’amplifie : il effectue des séjours capitaux en Allemagne, à Berlin en particulier, où il achève Ascèse. Quand il n’est pas en Grèce, il visite la Palestine, l’Espagne, l’Italie, l’Egypte. Il effectue de nombreux voyages en URSS et en 1929, installé avec Eleni à Gottesgab, il écrit directement en français Toda Raba et Kapetan Elia. Ce qui veut dire que pour les dix autres années suivantes, de 1919 à 1929, Kazantzaki ne fait que des séjours limités à Paris. Pour autant, il garde contact avec la culture française, lit Bergson et Claudel, écrit des ouvrages en français, dont on ne voudra pas en France ! Dès 1917, il avait écrit : « Si Dieu le veut, j’irai à Paris au printemps – là seulement, je sentirai mon esprit à l’aise ». Il ne perd jamais de vue Paris, même après la tragique affaire de l’Ionie. D’Espagne, il écrit en 1926 à Eléni correspondante à Paris de Kathimerini : « Que de joies vous attendent là-bas ! Quel enrichissement pour votre âme ! Paris devient un centre important de vie intellectuelle et spirituelle. Des Russes y passent, le fameux théâtre hébreu de Moscou y a donné cette année des représentations. »

On le voit, si Paris paraît toujours le séduire, c’est surtout pour le climat intellectuel, politique, cosmopolite qui y règne : « Si je ne pars pas en voyage, je tâcherai d’aller très bientôt à Paris. Il faut que plusieurs choses se fassent. Je dois retrouver à Paris des communistes au sens large que je donne au mot communisme, et exprimer une conception nouvelle de  l’Idée » ; « J’ai hâte, Lenotscka, d’en finir avec les voyages et d’être au calme à Paris » ; ou encore, «  J’écrirai un livre, Métacommunisme, à Paris avec vous. » écrit-il d’Egine à Eleni. « Je voudrais m’installer à Paris de façon à ne pas remettre les pieds en Grèce pendant de longues années. » Pourtant à cette époque-là, il envisage de se présenter comme député communiste, en Crète ! Le choix de Paris est donc grandement tactique et pratique. Ce leitmotiv d’établissement parisien dans ces lettres de 1927, semble d’autant plus affirmé qu’il se sent mal dans son propre pays : « Si seulement je pouvais rester à Paris, la Grèce m’étouffe ».

Le désir d’établissement à Paris est donc bien réel, mais le sort semble s’acharner sur lui. A preuve le déferlement de contrariétés qui le frappent dans les années 30 : Toda Raba est refusé par Grasset qui le trouve « grouillant et apocalyptique ». L’énorme entreprise du dictionnaire où il proposait en face de chaque mot français un mot en démotique et en katharevoussa échoue. En 1932, son éditeur Fourcade fait faillite. Son ami Renaud de Jouvenel désireux d’éditer Toda Raba a un accident ; l’incendie se déclare dans les studios de cinéma où l’on devait tourner un film d’après son scénario, etc. La réalité de la redécouverte de Paris est accablante. « Paris m ‘opprime et me déprime, mon âme s’y sent amoindrie comme une bête fauve traquée », écrit-il. Eleni en tirera un commentaire désabusé « Nous n’avons jamais eu de chance avec Paris ». Pire, Kazantzaki n’arrive pas à trouver dans cette capitale les ouvrages nécessaires à son travail. En avril 1930, il écrit à Prévélakis : « Je me trouve à Paris depuis quelques jours où je ne trouve aucune joie. » ou encore « Je suis obligé de rendre les articles que vous m’avez envoyés, car il est impossible de travailler ici. Aucune bibliothèque ne possède les ouvrages auxiliaires dont j’ai besoin : la Bibliothèque Nationale n’a pas Meyer, Brockaus ni l’Encyclopédia Britannica ! Demain, je me rendrai à l’ambassade d’Allemagne, peut-être y trouverai-je des dictionnaires. Du matin jusqu’au soir, je fais le tour des bibliothèques, en vain. Je suis allé chez Larousse, j’ai supplié, je leur ai apporté des lettres de recommandation de notre ambassade, afin qu’ils m’autorisent à travailler sur les livres auxiliaires qu’ils possèdent. Impossible, ils refusent par principe. ».

La brouille avec Paris atteint un maximum d’intensité au moment de l’Exposition coloniale de 1931. Il ne sort de son appartement de Meudon que pour aller avec Prévélakis et Eléni engranger des sensations nouvelles et méditer sur les civilisations primitives. Il est en pleine rédaction de sa troisième version de l’Odyssée. Il est au plus mal avec l’idée de civilisation telle que peut l’incarner la France. Il a trop de problèmes avec elle pour la remercier de ses générosités colonalistes. Eléni est plus reconnaissante : « A Paris, Prévélaki nous accompagne autant qu’il le peut dans le parc de Vincennes. Du matin au soir, nous butinons le miel… les divers bois exotiques, les bambous, les papyrus, les nénuphars dans les étangs et les corps humains exhalant les parfums du Sud. A chaque tournant un lion, un monstre mi bestial, mi-humain, une colonne rouge ou noire, une case ou un temple… dans cette exposition coloniale, la France nous offrait tout de même la vision d’un rêve. ».

 

Il refuse d’autant plus l’idée de civilisation qu’il se sent incompris et répond lui-même parfois par le mépris. Ainsi, à propos de sa tragédie Nicéphore Phocas, il déclare que son ouvrage « n’est pas pour les petits Français », mais à la même époque, il regrette de ne pas avoir le souffle créateur d’un Claudel. Il faut s’arrêter un moment sur sa critique de la notion de civilisation et chercher à comprendre pourquoi Kazantzaki semble participer à l’éloge de la barbarie, quelle en a été la forme, et dans quelle mesure la France peut en être un révélateur.

 

Bien avant les années 30, en effet, Kazantzaki s’est constitué une sorte de mythologie et de géographie personnelles, dont certains éléments appartiennent aux débats idéologiques de cette époque troublée. En 1917, dans une lettre envoyée de Suisse à Anghelaki, il écrit : « Je pense à toi toujours avec une très profonde émotion, car je sais que ce qui nous unit est une chose très mystique et homogène, la même nostalgie de l’Alma Mater, de l’Orient J’ai parfaitement conscience ici de la supériorité de ma race et lorsque toute cette civilisation franque disparaîtra du visage merveilleux de la terre, nous viendrons, nous autres, Orientaux, pour renouveler la semence de la vie. Je reste ici, moi l’Oriental, et, pareil à l’araignée, je mange mon cœur pour tisser, solidement, la nouvelle chaîne de l’espoir ». Il parle de ses « aïeux, les Arabes ». Plus tard dans une lettre à Renaud de Jouvenel, il écrit : « Les Pyrénées séparent non la France et l’Espagne, mais l’Europe de l’Afrique ». « Je ne suis pas européen », écrit-il dans Voyage au Japon. L’Espagne fait partie de ces pays « barbares » où se trouve l’énergie qui semble désormais faire défaut à un pays comme la France. Dans Du Mont Sinaï à l’Ile de Vénus, il écrit : « Le cœur de l’homme est beaucoup plus vieux que son esprit ». Se sentant, comme on l’a dit, Arabe, il écrit : « Je suis sobre, muet, tenace, pas très intelligent. C’est pour cette raison peut-être que je me sens chez moi en Crète et en Espagne ; dépaysé partout ailleurs. L’Inconscient ,c’est la race ; le conscient au contraire « l’internationalisme » ; « l’occidentalisme ». J’ai trouvé des points d’appui chez les Germains : leur « primitivisme », « leur mysticisme », chez les Russes encore beaucoup plus que chez les Germains : Crète, Espagne, Germanie, Russie, voilà l’ordre de mes influences. J’ai aimé Panaït Istrati parce que c’est un oriental, un conteur, un magicien ». Encore, en 1957, expliquant à Pierre Sipriot pourquoi dans ses romans il ne concédait qu’un rôle secondaire aux femmes, il déclarait : « Excusez-moi, c’est une conception orientale et je la garde ! Telle est la vision austère de la vie du héros crétois ». Les nations qu’on qualifie de « barbares » nous initieraient à des forces inconnues de l’intelligence : « Il faut plus que de l’intelligence pour accéder à ces œuvres escarpées qui sont écrites par des hommes incultes : chansons populaires, chansons mortuaires, chansons d’amour, surtout celles qui chantent le désir ardent de la liberté. »

Mais qu’entendait-il, au juste, par « cette civilisation franque » évoquée plus haut ? Quel rapport établissait-il entre les Français et ces Francs plus ou moins mythiques, seigneurs, jadis, d’une partie de la Grèce ? L’identité de la France est passablement problématique chez Kazantzaki. Mais une chose est sûre, ce qui est « franc » renvoie chez lui à un passé autrefois glorieux, avant d’entrer en décadence. Témoin cette fille de la noblesse catholique ruinée de Naxos, évoquée dans Rapport au Gréco « Une fille fanée est apparue sur la porte d’une grande maison… Elle était mince et très pâle, son visage avait beaucoup de noblesse… C’était une fille de la noblesse ruinée de Naxos, je l’ai appris plus tard ; elle était d’une des plus célèbres familles catholiques, possédant des comtesses et des duchesses qui avaient plusieurs siècles plus tôt conquis Naxos et construit au sommet de la ville ce château, pour y habiter et voir de là-haut autour du port et loin dans la plaine, la plèbe orthodoxe travailler pour elle  ». Une sorte de rancœur sourde à l’égard de ces anciens seigneurs d’Occident transparaît-elle dans ces lignes ? Mais que sont-ils devenus ces fameux conquérants ? Dans le texte intitulé L’âme grecque et la conscience universelle, Kazantzaki écrit : « Lorsque les Francs ont conquis le Péloponèse, ils étaient peu nombreux : 70 chevaliers peut-être. Ils ont conquis le pays ; ils ont épousé des femmes grecques ; leurs enfants élevés par leurs mères parlaient le grec. Ces Francs, à leur mort, ont été remplacés par leurs fils : c’est ce peuple qui a enrichi l’âme grecque » ; Et dans Du mont Sinaï à l’île de Vénus, évoquant les châteaux francs et Geoffroy de Villehardouin, il dit de la Morée qu’elle fut morcelée suivant le plan féodal français. Les blonds conquérants furent séduits par les femmes du cru « aux cheveux noirs et aux grands yeux. Une nouvelle conquête commençait ». Il établit bien une filiation entre ces Francs médiévaux et la France moderne mais sans la clarifier. Dans un autre passage du même ouvrage, Kazantzaki évoque cette « nouvelle civilisation greco-franque » aux connotations romantiques. « Déjà s’annonçait la naissance, sur le sol grec, du suprême Gasmule fruit des amours de Faust et d’Hélène qui devait tenir de sa mère un corps divin et de son père, une âme insatiable éperdument romantique ». Il s’agit bien d’une rêverie esthétique, inspirée sans doute du Second Faust de Goethe, où l’élément germanique l’emporte sur l’élément proprement français. Mais dans la suite du texte voici ce que dit le narrateur accoudé à une « fenêtre gothique » : « Au milieu de ces ruines, on est tenté de penser dignement et bravement à l’aspect le plus grave de la vie : la mort. Mais je n’en eus pas le temps. Soudain j’entendis des bruits de pas et les voix de deux femmes. C’étaient deux françaises, l’une courte de jambes, volubile ; l’autre, grande et taciturne. Un jeune homme qui avait un mince visage ironique et des yeux gris les suivait. La vision s’évanouit, le château était repris, les Francs revenaient… Je quittais la fenêtre et, quelques instants plus tard, m’éloignai en toute hâte. » Ce texte où l’évocation poétique du passé se mêle à l’humour est révélateur du malaise de Kazantzaki devant ce monde français : quelle part demeure dans cette France actuelle de l’antique grandeur des Francs, peuple germanique, la présence caricaturale de ces deux Françaises accentuant remarquablement l’interrogation ? La grandeur forme un couple improbable avec l’ironie. Mais l’univers kazantzakien se nourrit de telles contradictions.

Nous touchons là l’un des points les plus sensibles des rapports entre Kazantzaki et la France ; certains aspects de ce qu’on appelait alors « l’esprit français » révulsent Kazantzaki, parce qu’ils s’opposent totalement à son caractère, à ses penchants mystiques, à son sérieux profond, persuadé qu’il est que notre époque est entrée dans « la constellation de l’angoisse ». Austère et farouche il perçoit mal, semble-t-il, le sens d’une distanciation à la française, telle qu’elle se pratique à l’époque dans le théâtre d’un Giraudoux. Ce sérieux le dessert : Aubier dit de lui : « Pour qui se prend-il ? Il ne sera jamais lu en France. » Eléni est explicite : « Reconnaissant pour toute critique pertinente, Nikos goûtait peu l’ironie française ». Lui-même, en 1936, en route pour l’Espagne en guerre, il écrit depuis Marseille : « Les Français ironiques, fins, insupportables… ; ne créent pas un climat qui m’est favorable. A chaque pas ils me font m’indigner. Tu ne peux rien dire sans qu’ils te dévisagent avec un regard méprisant et perçant ». Sa grande culture française ne l’a guère servi parce que d’après Eleni « sa manière de vivre, d’écrire, ne plaisait pas avant la guerre aux Français. »

Non seulement certains thèmes majeurs de son œuvre comme la liberté, la recherche de Dieu, la lutte entre la chair et l’esprit, la synthèse entre l’Orient et l’Occident n’étaient pas tout à fait à la mode, mais son expression littéraire s’éloignait trop des goûts dominants de l’édition. En 1929, il écrit à Prévélakis : « La manière chaude et indépendante avec laquelle je m’exprime ne leur plaît pas. Ils ne peuvent me classer avec leur « clarté» latine. Ils ne comprennent pas que le oui et le non n’épuisent pas la réalité. Ce que nous, nous avons appelé « regard global » les panique ».

Mais il n’est pas toujours hostile à cette mythique clarté française : « J’aime et admire la clarté et la raison sans fumée de la race française ». mais il ajoute « mais j’étouffe un peu dans cet horizon précis. Regarder en face le Nada, voilà ce que j’aime et ce que je trouve ici dans la terre, l’air et les moulins à vent de notre seigneur Don Quichotte », écrit-il d’Espagne à Renaud de Jouvenel. Et en écrivant Toda Raba, il dit avoir voulu soumettre la folie asiatique à la logique contraignante de l’Occident. Apparemment sans succès : « Ma jeunesse et Toda Raba avaient la même flamme, mais ce livre ne pouvait persuader aucun éditeur de renoncer pour une fois à ses raisonnements de commerçant. De partout je recevais de mauvaises nouvelles : Grasset me répond qu’il le trouve fantastique, allégorique, contraire à l’esprit français. La NRF ne répond pas… Aucune de mes démarches ne connaît le succès et Toda Raba fait en vain le tour de Paris. » Et Renaud de Jouvenel, auteur de ces lignes, poursuit : « Kazantzaki attendait avec impatience les critiques de France, redoutant qu’il n’y en eût pas. C’est un livre, m’écrivait-il qui doit être antipathique à l’esprit français, à sa symétrie, à sa froide logique. Son plan n’est pas structuré, mais musical, ce qui est mauvais aux yeux de la clarté française. La vérité est qu’il ne s’est pas trompé dans cette estimation. ».

Malgré tant d’insuccès pour se faire connaître de la critique parisienne, Kazantzaki succombe souvent à ce qu’il appelle sa « tentation d’écrire en français ». C’est qu’il lui faut travailler dur pour vivre. Dans les années trente, il traduit du français une vingtaine de livres pour enfants, en particulier ceux de Jules Verne. Quand il désespère de jamais s’établir, avec Eléni, en région parisienne, la Provence s’offre comme un substitut naturel de la Grèce : « La Provence est très belle, tout à fait la Grèce : cyprès, pins, vignes, anémones. Sanary rappelle Egine. Des barques, des voiliers, on frit des poissons. »Mais il ne trouve rien : « Rien ! Tout est pris, je suis arrivé trop tard. Et le village est charmant, tranquille, en bordure de mer. Tristesse. Je reviens et j’irai tout de suite à la Seyne et de là aux Sablettes et à Fabrégas. Ainsi ferai-je le tour du promontoire… chaleur. La terre embaume, les genêts sont fleuris ainsi que les ajoncs et le thym. Abondance de figues. Tout à fait la Crète. » écrit-il à Eleni depuis Sanary. Et surtout cette déception à Cannes : « La plage que nous cherchons, un Gottesgab maritime, n’existe pas. Certes, il doit en exister quelque part en France, mais où ? Tout ici est civilisé, inabordable. ».

Le rapprochement de ces deux adjectifs « civilisé », « inabordable » prend tout son sens dans cette période critique. Il n’est pas dit que Kazantzaki ne se serait pas « civilisé » en France, si la vie matérielle lui en avait offert la chance. A l’évidence, la civilisation méditerranéenne commune à la Grèce et à la Provence, lui offrait une sorte de revanche sur les incompréhensions parisiennes. Après avoir échoué à s’établir à Meudon, à Fontenay aux Roses, Kazantzaki vante Villefranche « Petite ville très sympathique, tout à fait italienne. Très peu de Français. ». Et de Marseille, il écrit : « Merveilleux, tout à fait comme la Sicile est le vieux port de Marseille. Fruits, poissons, coquillages tout en abondance… Des femmes fardées, dévergondées, des rues étroites, des maisons étayées pour qu’elles ne s’écroulent pas. Couleurs, cris, en espagnol, en italien, regards rusés. Je mange du raisin, un morceau de pain, des olives noires ». (A Eléni, 17 octobre 1930).

Cependant même mieux accueilli, rien ne dit que Kazantzaki se serait assimilé. En effet, alors même qu’il reconnaissait sa « tentation d’écrire en français », à aucun moment Kazantzaki n’oubliait le rôle qu’il voulait jouer dans le combat pour la langue et la littérature néogrecques. Dans une lettre à Stamos Diamantaras, il écrit : « J’ai fini mon roman sur la Crète, cinq cents pages environ, mais écrit en français. Voilà où j’en suis réduit, moi l’amoureux fanatique de notre langue. Ecrire dans une langue étrangère ; en Grèce, je n’ai aucun éditeur et ailleurs j’en ai trois. » Pour ce même roman, Mon père, Eléni lui reproche de ne pas l’avoir écrit en crétois : « Kazantzaki l’a écrit en français qu’il connaît suffisamment pour traiter dans cette langue n’importe quel sujet, sauf peut-être la Crète ». On ne peut mieux dire que le français est pour lui une langue de communication obligée sur une échelle plus vaste que le grec, mais que l’expérience linguistique la plus intime, la plus créative, lui échappe. Et même en 1947, désormais réconcilié avec la France et ses intellectuels, il écrit de Knös : « J’aime d’une telle passion la langue néogrecque que je n’ai pas voulu signer un contrat pour une série de livres avec une grande maison d’édition parisienne qui me proposait d’écrire directement en français cinq livres comme mon roman Toda Raba. Ma place est dans la littérature grecque, l’évolution de notre langue traverse un moment décisif et créateur et je ne veux à aucun prix déserter mon poste ». Lui qui avait tant donné pour la gloire du néogrec avec son Odyssée, veut faire sans doute partie de ce mouvement en faveur du roman qui se dessine dans les lettres grecques  de l’époque.

Et cela nous offre une transition toute trouvée vers la dernière partie de la vie et l’œuvre de Kazantzaki et nous permet de comprendre ce qui n’était qu’apparemment un paradoxe. En effet, durant son séjour antibois toute l’œuvre qu’il écrit, théâtre et roman l’a été en grec, non en français : Sodome et Gomorrhe, Le Christ recrucifié, Kouros (Thésée), Christophe Colomb, Les Frères ennemis, Capetan Mikhalis (La liberté ou la mort), La Dernière Tentation, Le Pauvre d’Assise, Le Rapport au Gréco. En 1949, il écrit à Knös : « Je reste ici, exilé dans ce paradis d’Antibes, et je travaille autant que je le puis, la langue et l’esprit néogrecs. Depuis quarante ans, je ne fais que cela, sans autre récompense que les persécutions des Grecs officiels.  Mais je suis fait de bonne terre, made in Creta et je résiste ». J’espère lutter ainsi jusqu’à la mort. » Il vit en France, mais dans la partie du pays qui ressemble le plus à sa terre natale. Il écrit et pense en français avec aisance, mais il est, intimement, intrinsèquement, Grec.

Ainsi s’éclaire la nature de ses relations, de ses retrouvailles avec la France d’après la seconde guerre mondiale. A Egine, pendant les difficiles années de guerre, il écrit plusieurs ouvrages dont Alexis Zorba (1943) et le pays où il séjourne pour un temps bref juste avant et après la guerre est la Grande Bretagne. Mais il va revenir en France, en particulier à Paris, enrichi des différentes expériences et fonctions politiques qu’il a connues en 1945-1946 et qui ont achevé de le convaincre d’agir désormais dans l’Histoire pour sauver l’humanité menacée. Il semble qu’après les désastreuses théories sur le Surhomme qui l’ont un moment fasciné, Kazantzaki, en particulier après les bombardements atomiques de 1945, ait conçu la nécessité de lutter pour la défense de l’Esprit menacé. Et cela ne pouvait se faire mieux qu’à Paris où renaissait l’Esprit pour un temps vaincu. Les Français de 1945 ne sont plus aussi chauvins et nationalistes que ceux d’avant-guerre. Curieusement, la défaite les a dynamisés plus que la victoire ne l’a fait des Anglais. « Les intellectuels anglais sont passifs, sceptiques, épuisés par la vie quotidienne très dure ; à Paris, les intellectuels sont plus actifs, plus dynamiques, plus conscients de leurs responsabilités devant les dangers que court l’Esprit. Une victoire comme celle remportée par l’Angleterre, ressemble énormément à une défaite ; et une défaite, comme celle subie par la France provoque un sursaut des forces humiliées de la race ». Si l’on excepte cette survivance de l’ancien vocabulaire kazantzakien « la race », on voit que la référence à l’esprit a changé chez lui du tout au tout, et que l’esprit dont les intellectuels français seraient les défenseurs n’a plus aucun rapport avec « l’esprit français » d’avant-guerre. Aussi Kazantzaki retrouve-t-il un peu de sa jeunesse dans ce Paris d’octobre 1946. Au même Knös il avait écrit : « Je me trouve à Paris, ville lumière vraiment et je me souviens du temps de ma jeunesse studieuse, où je suivais, émerveillé, les cours de mon maître vénéré, Bergson. Je vais poursuivre, ici encore, l’effort commencé en Angleterre».

Comme si l’influence de Nietzsche s’effaçait quelque peu, comme si le culte du surhomme reculait, au nom de l’Humanité menacée, devant la nécessité de fonder ce que Kazantzaki appelle alors une « Internationale de l’Esprit ». On remarquera le caractère universaliste d’un tel projet qui, finalement, n’est pas aussi étranger aux idées constantes de Kazantzaki qui écrivait dans l’Ame grecque et la conscience universelle : « On ne peut arriver à l’homme qu’en partant de la race. Mais les créateurs qui ne sont pas allés jusqu’à l’homme profond, comme le puits artésien jusqu’à la nappe d’eau, sont plus aimés que les autres par les hommes de leur race ». Or l’enjeu, en cette période terrible de l’Histoire n’est-il pas « l’homme profond » ? A Prévélakis, il écrit, en octobre 1946 : « La situation en Grèce est horrible, horrible aussi en France. Je pense toujours que cette incertitude de la transition d’une civilisation à une autre durera deux cents ans à partir de 1900, c’est-à-dire qu’en 2100 nous aurons un appui solide et quelque équilibre ». Il est celui qui se préoccupe, prioritairement, de l’avenir. En 1954, à la radio nationale française, il déclare à Sadoul : « L’époque que nous traversons me semble résolument anti-classique… Je ne m’intéresse jamais aux choses passées. Mais je prends la forme du passé pour exprimer des idées nouvelles, contemporaines… Je n’aime que la vie d’aujourd’hui, et pour moi, la tradition est seulement le matériau à transformer en chose vivante ». Ainsi de son Odyssée, il dit : « C’est l’homme de l’avenir que j’ai essayé de décrire dans cette épopée ». Au passage, notons combien ces confidences peuvent aider à comprendre le sens profond de ses romans. Il y a un lien caché entre les fictions qui célèbrent l’héroïsme du héros crétois qui combat pour la liberté, et les combats contemporains que Kazantzaki entend mener. Ainsi, en 1947, à l’époque de sa nomination à la toute nouvelle UNESCO comme conseiller littéraire, il écrit à Prévélakis : « Paris est merveilleux. Pour la première fois, je l’ai tant aimé. L’Esprit ancien et agonisant s’est réfugié ici » . Mais au même moment, il s’apprête à écrire plusieurs romans où il nous montre l’homme ordinaire capable de découvrir en lui l’héroïsme. Il se libèrera d’ailleurs assez vite de sa nouvelle tâche à l’UNESCO, poussé sans doute par une nécessité plus haute, celle qu’il dit être celle du romancier, à Pierre Sipriot, en 1957 : « En d’autres époques, plus équilibrées, plus sûres d’elles-mêmes, la beauté pouvait suffire à satisfaire l’idéal de l’écrivain. Aujourd’hui un écrivain, s’il est vraiment vivant, est un homme qui souffre et s’inquiète en voyant la réalité. »

Il s’agit désormais de lutter, avec toutes les armes dont dispose l’intellectuel, l’artiste, pour ne pas laisser mourir définitivement l’esprit, de reprendre le combat salvateur, sans lequel la liberté n’est qu’un vain mot. Il n’est donc pas surprenant que, dans un tel contexte, Kazantzaki retrouve, mais à un autre niveau qu’avant-guerre, - maintenant que la Barbarie a accompli son œuvre mortelle - de quoi revivifier le concept de civilisation. Il va même trouver les accents justes, pour éclairer comment la Grèce et la France sont indissolublement liées dans le combat éternel de l’émancipation de l’Homme. Ainsi, en mars 1947, à l’occasion de la Fête nationale Grecque, il prononce en français un discours : « Paris demeure une des rares tribunes sur la Terre où l’on puisse encore parler librement, profitons-en ». Dans ce discours, il établit une filiation directe entre la Grèce : « Mère vénérable, et tragique de la Liberté » et la Révolution française qui a semé « sur toute l’Europe les trois idées-forces liberté, égalité, fraternité » ; « quelques graines, ajoutait-il, étaient tombées sur le sol hellénique ».

Le contraste est saisissant entre le Kazantzaki des années trente essayant désespérément de se faire connaître et comprendre des élites françaises et celui qui après l’échec anglais est invité à Paris par le gouvernement français, loge à l’hôtel de Nice, rue des Beaux arts, puis chez Madame René Puaux, place de la Madeleine, où il dispose d’un bureau. Mais sa démission de son poste à l’UNESCO, puis son établissement à Antibes indiquent clairement un choix : il entend désormais consacrer les années qui lui restent à vivre, à la création, alors même que son œuvre commence à être mondialement reconnue et que la France rattrape son retard en commémorations diverses, en particulier l’éditeur Plon qui publie ses œuvres. Il a désormais élargi son horizon, il assume ses contradictions, non seulement avec sérénité, mais avec une sorte de joie. Il n’a plus à se justifier devant le fameux « esprit français ». Il peut même en 1955, à l’occasion d’une interview pour le Journal des jeunesses littéraires de France, faire des déclarations inattendues, en matière littéraire. A la question « Qui aimez-vous plus particulièrement parmi nos écrivains ? », il répond : « Ne vous étonnez pas de mes choix un peu hétéroclites peut-être. Mais je raffole des contradictions. Ainsi j’aime énormément Montaigne et Pascal. Ce sont des stylistes étonnants. De même Saint Simon, Montesquieu. D’ailleurs j’aime tout le dix-huitième siècle français, toute sa grâce et son esprit. C’est pour moi le miracle français. A mon avis, c’est l’un des grands moments de votre histoire. Du moins pour mon goût personnel. » Et à la question sur les contemporains : « J’admire beaucoup Malraux, Saint- Exupéry, Montherlant. J’aime tout particulièrement Mauriac : quel romancier extraordinaire ! En poésie, je voue un culte spécial à Valéry. Il est le sommet, la fin d’une civilisation. Trop fin peut-être, trop raffiné. C’est une fleur sans semence. ».

Avant d’oser une interprétation, complétons la liste de façon non exhaustive, tant sa culture est vaste. Citons : Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Musset et pour le XVIIIe siècle Rousseau. La Correspondance et le Dissident d’Eléni Kazantzaki font également allusion à Alexandre Dumas, à Jean Moréas, à Anna de Noailles. On sait qu’il a beaucoup traduit Jules Verne pour les enfants, traduit aussi La machine infernale de Cocteau, ainsi que plusieurs de ses pièces en français. Que Camus voulait jouer sa Mélissa, qu’il a lui-même vu le Huis clos de Sartre en 1946, etc. Il avait des préférences affirmées et même en 1932, alors que son différend avec la France était au plus fort, il persistait dans ses goûts : « Quand il ne travaille pas, il lit Valéry, Mallarmé, sa petite anthologie personnelle. », écrit Eléni. En octobre 1951, il écrit une lettre tout à fait révélatrice de ses critères d’appréciation : « Gide n’existe plus ! C’était un grand styliste, un maître écrivain, mais pas un grand écrivain. Son influence sur la jeunesse française a été néfaste. La forme de son oeuvre est parfaite. Mais je n’en aime pas le contenu. En France, il reste encore un grand vieillard : Claudel. Après sa mort… plus que des épigones ». Et qu’admire-t-il surtout chez Mauriac ? Le fait qu’il « est toujours au premier rang du combat pour l’humanité » et de Malraux il dit « non seulement il a écrit de très beaux romans, mais c’est quelqu’un ».

Ainsi ses choix ne sont pas aussi hétéroclites qu’il le prétend. Il peut admirer sans pour autant adhérer : Valéry représente la perfection juste avant l’abîme, et Gide, parfait artiste, a débauché la jeunesse française. L’art abandonné à lui-même et tournant le dos aux valeurs salvatrices ne peut assurer la grandeur d’aucun écrivain. Les jugements portés sur Malraux et Mauriac prouvent que Kazantzaki fait de l’éthique l’une des justifications essentielles de l’esthétique.

Il ne nous revient pas ici d’apprécier si les jugements de Kazantzaki sont fondés ou non, mais de mettre en évidence le sens de ses contradictions. Car il y en a un, analogue à celui qui lui faisait admirer la clarté française, tout en se disant borné par elle. La réussite formelle, la beauté, ne suffit pas. Il reste un moraliste, voire un puritain, un oriental aussi. .Ainsi, à la même époque où il écrit sur Gide les lignes que nous venons de citer, il décrit à Léa Dunkelbaum, Paris comme une « Babylone maudite et séduisante ». Il l’oppose à Jérusalem, à Tel Aviv, à « la terre promise que j’aime tant », ajoute-t-il. Il est l’homme, l’écrivain qui ne veut pas se laisser entraîner trop loin par la séduction, l’homme qui revendique des influences et des goûts successifs et simultanés. C’est sans doute cela qui le fait considérer souvent comme inclassable, en particulier par une certaine tradition française, avide de catégories.

Mais il faut, me semble-t-il, rechercher plus loin la cause des malentendus qui, pendant si longtemps, ont empoisonné les relations entre Kazantzaki et la France, où tant bien que mal, il aspirait à exister. Il nous est facile, à nous, aujourd’hui, en possession des grands romans qui l’ont rendu célèbre, de leurs adaptations cinématographiques et des éclairages apportés par le Rapport au Gréco, d’apprécier le vrai génie de son oeuvre. Mais ce n’est que le 30 octobre 1957, dans le journal Combat qu’Alain Bosquet pouvait écrire : «Avec Kafka et Proust, il est, à l’égard de cet autre grand méconnu Hermann Broch, l’un des plus immenses écrivains de ce siècle. » Et Camus dans une lettre à Eléni du 16 mars 1959 : « Avec lui disparaissait un de nos derniers grands artistes. Je suis de ceux qui ressentent et continuent de ressentir le vide qu’il a laissé. »

Mais dans les années 30-40, cette œuvre considérable n’avait pas encore été écrite, les genres littéraires qu’il affectionnait, la tragédie, par exemple, avaient pris en France un tour parodique. Quant à son grand œuvre épique, remis incessamment en chantier, l’Odyssée, il était totalement inconnu. Même un ouvrage aussi fondamental et court qu’Ascèse, n’a été publié en français qu’en 1951 ! D’autre part, le mélange des genres pratiqué dans Toda Raba et dans le Jardin des rochers pouvait dérouter alors qu’il existait un lectorat pour les romans « asiatiques » de Malraux.

Pour des analystes comme Azziz Izzet, Kazantzaki n’aurait pas su plaire pour des raisons plus fondamentales : il cherchait à construire des mythes nouveaux à l’époque où d’autres, singulièrement en France, s’acharnaient à les détruire. Mais est-ce l’ignorance ou la réprobation, qui explique son silence touchant l’aventure surréaliste, grande pourvoyeuse de mythes nouveaux ? Des mythes comme le « merveilleux quotidien » sont très liés à la ville et à son histoire, tandis que Kazantzaki n’aime pas autant la ville que le cosmos. Et puis c’est un méditerranéen, il est d’une génération antérieure, et il y a trop de traits occidentaux dans le mouvement de Breton. Il y aurait eu, aussi, des points de convergence : le rôle capital du rêve, l’admiration pour l’imaginaire germanique et les civilisations « premières » pour ne citer que cela. Mais il y avait un obstacle moral et métaphysique absolu : même malmené par l’Eglise orthodoxe et le Vatican, Kazantzaki faisait du Christ et de Dieu les figures centrales de toute sa quête, quand les surréalistes maniaient un matérialisme et un athéisme souvent profanateurs. De toute façon, réservé, solitaire et dur comme il était parfois, refusant l’univers médiatique, détestant les mondanités, les chapelles, et les clans, il souffrait d’un lourd handicap dans le Paris de l’entre-deux guerres.

 

 

Au terme de cette peut-être trop longue réflexion, nous espérons avoir un peu éclairci la nature passionnelle des relations de Kazantzaki avec la France. Qui dit passion dit forcément fatalité, et nous avons vu comment la culture française, à l’origine, lui avait été imposée par les conditions hasardeuses de l’histoire.

Or, Kazantzaki était cet homme, ce penseur, cet artiste dont l’ascèse est cette terrible montée au sommet de laquelle il y a cette liberté qui transcende la peur et l’espérance. L’extrême rudesse de cette lutte avait quelque chose d’étranger, voire de barbare, pour les milieux culturels dominants de la France des années 30. L’oriental qu’il voulait être, non reconnu à sa juste valeur par le pays où il avait mis tant de lui-même, a parfois cédé à la tentation de le réduire à une caricature séduisante, mais décadente, et destructrice des valeurs avec son ironie redoutable.

C’est qu’il avait construit en rêve une France et un Paris qui, dans la réalité, manifestaient une identité problématique, une multiplicité aussi complexe que ses propres contradictions. Et de cette décadence obsédante, il ne retenait plus que les raffinements d’un art dont la beauté avait perdu tout rapport avec les énergies propres de l’Histoire.

Les épreuves terribles de la deuxième guerre mondiale, la défaite de la France qui abaissa son orgueil, les souffrances endurées par le peuple martyr de la Grèce, l’exil forcé, tout cela rétablit la communication et enfin l’entente entre Kazantzaki et la France. De fait, même au moment où le divorce semblait menacer, il n’avait jamais cessé de pratiquer et d’aimer notre langue. Mais il n’oubliait pas pour autant quelle mission linguistique et patriotique il avait à remplir. Ajoutons que si considérable qu’ait été la culture française de Kazantzaki, il ressentait aussi d’autres attirances : italienne, espagnole, allemande, anglaise, russe, sans compter le monde moyen-oriental, l’Afrique, la Chine, le Japon, l’Inde.

 

Là où il rejoint en profondeur le génie plus spécifiquement français, c’est quand sa pensée prend un tour universaliste. Une sorte de synthèse semble alors se produire entre sa propre conception de l’universel et celle de l’universalisme politicojuridique à la française, hérité de la Révolution de 1789. Le combat pour la liberté et celui pour l’Esprit s’associent puis se confondent, tandis que le cœur et l’intelligence, longtemps séparés, se réunissent.

 

En l’absence d’aveu direct dûment enregistré, on ne peut dire à quel point Kazantzaki aimait la France, tant une relation passionnelle enfante d’attirances et de rejets, d’éclaircies et d’orages. En tout cas, en 1957, il confiait à son ami Minas Dimakis : « Si je n’étais pas venu en France, rien ne se serait fait ».